Regarder un patrimoine culturel aussi riche s’éteindre est toujours un spectacle à la fois poignant et révoltant. Une amère déception. Une cruelle indignation. Tel est l’état d’esprit de celui qui se rend au ksar de Ghardaïa et découvre la lente agonie de l’artisanat mozabite. Autrefois, aussi fiévreuse que le vent chaud du Sahara, l’activité artisanale tourne aujourd’hui au ralenti. Pourquoi un tel gâchis ?
Le psychanalyste des tapis
Ghardaïa a beau être le poumon économique du sud de l’Algérie et son marché l’épicentre du commerce de la région, elle a perdu son lustre d’antan. Autrefois, mondialement connue et reconnue pour son artisanat, la capitale mozabite compte aujourd’hui un nombre dérisoire de travailleurs de la matière. Selon des statistiques étatiques, ils ne sont plus qu’une centaine, ou tout au plus, à manipuler le cuivre, le fer, le cuir, la laine comme leurs ancêtres. Même la tradition du tissage, qui longtemps a occupé la première place dans l’artisanat mozabite, continue difficilement à se perpétuer. Ainsi, sur la place principale du marché, il ne reste plus qu’une seule boutique de tapis. Avec son entrée joliment décorée par ces merveilles mozabites, le magasin de souvenirs bien achalandé de Houcine est un véritable repaire pour tous les amoureux de la culture mozabite. Si au rez-de-chaussée les bibelots marocains trustent les rayons jusqu’au comptoir caisse, à l’étage, Houcine garde secrètement ces trésors. Sur les murs, sur le sol, sur le banc où il reçoit depuis plus de vingt-cinq ans, partout des tapis au style mozabite. Un festival de couleurs baigné dans une lumière tamisée. Assis en tailleur, dans son sarouel bouffant, entouré de ces pièces uniques, Houcine semble tout droit sorti d’un conte oriental. Dans sa caverne, ce féru de la culture mozabite peut passer des heures à narrer aux passants l’histoire de ses tapis. «Avant l’email et le sms, il existait les messages codés tissés à la main », glisse Houcine, qui parvient, à force de recherches, à décoder ce langage. Une poésie amoureuse, voire érotique, dans laquelle l’homme cherche par monts et par vaux à séduire sa dulcinée, véritable forteresse de désirs. La femme mozabite, dont la passion charnelle est aussi ardente que la braise selon la légende, est effectivement connue pour être difficilement satisfaisable. Fin psychologue et lecteur des âmes, Houcine ne lit pas seulement dans ces motifs comme dans un livre, il arrive également à percevoir la personnalité de ses clients à travers le tapis qu’ils choisissent d’emporter avec eux. Pour ce marchand, il n’y a aucun hasard : la préférence pour une couleur ou un dessin reflète un trait du caractère de l’acheteur. Le tissage en dit long aussi sur celle qui y a consacré du temps et de la précision. « Je vois dans quel état d’esprit était celle qui a tissé le tapis. Si elle était en colère. Si elle était préoccupée », révèle Houcine, qui a employé jusqu’à 200 femmes mais ne fait aujourd’hui travailler plus que 15 femmes, veuves ou divorcées pour la plupart. Recluses dans leur foyer, ces petites-mains prennent en moyenne 3 mois pour méticuleusement terminer le tapis. Oui, dans la société mozabite, le tissage est un métier de femme.
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Des tapis mozabites «made in Maroc» !
Cette activité est si importante dans la culture mozabite que dans les plans de chaque maison est prévue une place pour un métier à tisser en bois, raconte Salah, un client de Houcine. « Sans cela c’est l’anarchie », lance-t-il. C’est aussi pourquoi dans chaque trousseau de jeunes filles se trouvent toujours au moins un tapis. Et chaque année, au mois d’avril, est célébrée la traditionnelle fête du tapis à Ghardaïa. Mais cette vitrine ne suffit pas à la tapisserie locale pour continuer à rayonner au-delà des océans. Pourquoi un tel recul du tissage mozabite ? « Comment se fait-il que les Iraniens, sous embargo, réussissent à exporter les tapis persans tandis que nous, Algériens, avons du mal à vendre les nôtres ? », s’interroge Salah dans la boutique de Houcine. D’abord parce que longtemps la marque « made in Ghardaïa » est restée inconnue. La faute à l’absence d’un estampillage. Ainsi, si le style mozabite plait aux amateurs de tapis, ces derniers le confondent encore avec un produit marocain. Croisé sur la place du marché, un ancien responsable de la Chambre des métiers de Ghardaïa se souvient : « C’était en 1999. Un ami étranger m’a montré la revue d’un salon mondial du tapis. Sous la photo d’un tapis fabriqué à Ghardaïa on lisait « made in Maroc. Ça m’a déchiré le cœur ». Seulement depuis 3 ans, un centre d’estampillage a été ouvert dans la région de Ghardaïa. Mais, loin du marché et difficile d’accès, Houcine ne s’y rend jamais. « Si les autorités voulaient vraiment nous soutenir, elle l’auraient construit à proximité », lâche-t-il. Pour l’ancien responsable de la Chambre des métiers locale, la tapisserie mozabite s’assurera un avenir sur le marché mondial à condition que les autorités adoptent le modèle chérifien. « Au Maroc, les Chambres de métiers ne se cantonnent pas à un rôle purement administratif comme en Algérie mais se chargent de la promotion et de la commercialisation des produits fabriqués. Nous avons besoin que les pouvoirs publics encouragent l’artisanat local », insiste-t-il. La balle est maintenant dans le camp des autorités publiques.
Texte Djamila Ould Khettab – Photos Collectif Makkouk
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