A Beni Isguen, le temps s’est figé. Figé dans le dédale de ruelles étroites et de tunnels de cette cité fortifiée, cloîtrée au cœur de la vallée du M’zab et entourée par des ksars non moins anciens, Bounoura, El Atteuf, Ghardaïa et Mélika. Pieux et mystérieux, ses locataires, des ibadites, se cramponnent à leur culte aussi vaillamment que leurs femmes tiennent de la main leur haïk. Malgré l’affluence touristique et la modernité, qui joue de ruses pour s’imposer d’elle-même, ces habitants de la porte du désert du Sahara ont réussi à préserver un mode de vie ancestral et fascinant.
Dès la porte d’entrée – il en existe cinq en tout, trois pour les piétons et deux autres réservées aux automobilistes locaux – un écriteau donne le ton : « Il n’y a d’autre Dieu qu’Allah et Muhammed est son Prophète ». Oui, Beni Isguen est une citée musulmane conservatrice dans toute sa splendeur. Pour découvrir ce ksar lové dans la Pentalope, la vallée du M’Zab, le visiteur, certainement épuisé par la brise étouffante, doit montrer patte blanche. Impossible d’espérer emprunter ces chemins vieux de plusieurs siècles sans être pris par la main par un guide touristique, qui vous attend sur le pas de la porte.
Rempart de la tradition ibadite
Installés dans les locaux de l’ancienne mairie, datant de l’époque coloniale, les agents de l’office du tourisme sont en quelque sorte les premiers gardiens des mœurs et du respect des codes sociaux ibadites que le visiteur peut croiser. Poliment, ils lui rappellent qu’il est strictement interdit, même pour un étranger, de fumer dans l’enceinte de la cité. Une mesure prise par le conseil aâmi Said, une instance qui produit toutes les fatwas régissant le mode de vie de la communauté ibadite, afin que les adolescents n’imitent pas ce comportement « impie », raconte Brahim, l’un des guides. Autre interdit : l’offrande. Le visiteur n’est autorisé à ne rien donner aux enfants de Beni Isguen. Pas même un stylo. On ne veut pas inculquer aux jeunes dans la rue la « culture de l’assistanat », explique sobrement Brahim, arborant un sarouel gris, un chemisier vert et sur le crâne une chechia. Ultime interdit : ne prendre aucune photo des résidants, pour qui l’intimité et la quiétude n’ont pas de prix. Avant de se lancer dans le parcours, le guide s’assure d’un regard discret que la tenue du visiteur soit respectable : épaules et jambes couvertes, chevelure rangée sous un voile pour les femmes. Autrement, par pudeur, ce dernier offre au visiteur une djellaba. Et alors seulement, le tour peut commencer.
La première chose qui gagne l’attention du visiteur, ce sont ces silhouettes fantomatiques qui traversent d’un pas pressé les ruelles du ksar. Telle un cyclope, la femme à Beni Isguen, la «bouaina», entièrement recouverte par un haïk blanc, n’offre au regard des hommes et des étrangers qu’un seul œil tandis que les jeunes filles, portant le haïk de façon moins pudique, présentent, elles, leur sourire radiant. Un sourire qu’elles ne quittent pas en dépit de l’effort spirituel le plus exigeant, auquel aucun autre Algérien ne consent. Ce samedi-là, quatrième jour du mois sacré du Ramadhan, ces femmes et ces hommes jeûnent par 45 degrés. Inhumain ? Surhumain ? Non, ces forces de la nature, habitués de longue date aux chaleurs ardentes du Sahara, ont simplement construit pierres après pierres et siècles après siècles un environnement adéquat. A Beni Isguen, l’ombre et la lumière se livrent tout au long de l’année, et davantage encore en juillet, un duel. Et c’est bien souvent cette première qui grignote du terrain grâce un ingénieux système de ruelles très étroites. Fondé en 1321 par la réunion de trois tribus berbères sous l’égide de cheikh Ba-Elhadj, le ksar de Beni Isguen a été édifié de façon à se frayer des coins de fraîcheur sans pareil et bénis par le visiteur au cours du mois de Ramadhan. Il y a d’abord ces tunnels, tels des porches à l’entrée d’un regroupement de maisons. Ce petit renforcement à l’abri du soleil aide à repousser la chaleur étouffante loin du domicile. Comme un chemin secret qui se cache des rayons lumineux, un long tunnel relie également les deux versants de la mosquée du ksar, reconnaissable à son minaret à la forme triangulaire. Pour atténuer les reflets luisants du soleil saharien, la façade orangée des maisons, bâties à partir de matériaux locaux uniquement, à savoir de chaux et de plâtre, est bombée, raconte Brahim. On croirait du crépi. Pour la même raison, les terrasses au dernier étage sont peintes en beige ou en bleue, une couleur qui renvoie les rayons du soleil et chasse les moustiques et autres insectes, poursuit le guide. Attentif, le visiteur peut toutefois observer que même dans ce décor intemporel, la modernité a pris ses marques. Ainsi, des portes en fer forgées ont été installées à chaque maison afin de laisser passer un léger courant d’air quand la porte traditionnelle, en bois de palmier, est entrouverte. Attachées à leur intimité, les familles ont accroché à l’entrée un long rideau afin que la vie qui suit son cours à l’intérieur n’interpelle pas pour autant le regard du passant. C’est d’ailleurs par un même souci de pudeur que les vis-à-vis sont évités au sein de la cité : jamais deux portes d’entrée ne se font face, souligne le guide. Ce sont surtout les quelques climatiseurs vissés au mur, dont le bruit sourd rompt la tranquillité des lieux, qui détonne dans ce paysage d’un autre temps.
Découvrez les trésors cachés du ksar de Béni Isguen en photos ici
Mais à Beni Isguen, la modernité s’arrête à ces infimes détails. Ce ksar reste un bijou architectural soigneusement entretenu. Les murs et les remparts longs de 1 530 mètres ont gardé leur éclat d’antan. Un décor complètement bouleversant pour le visiteur qui grimpe vers le haut, suivant docilement son guide sur ces pentes glissantes, et traverse les trois portes séparant les différentes parties de la ville. Cette cité millénaire a effectivement été agrandie à deux reprises, souffle le guide, qui débite son récit malgré la soif qui le tiraille. Telle une pyramide, la cité repose sur trois niveaux : au pied du ksar se trouve la partie la plus moderne de la ville, érigée au 18è siècle ; dans un second temps, le visiteur passe devant des bâtisses datant du 16è avant d’atteindre au sommet la plus ancienne partie de Beni Isguen, dont la fondation remonte au 14è siècle.
Les Azzabas veillent au grain
Mais Beni Isguen n’est pas seulement un joyau architectural qui a su se préserver de l’usure du temps. Derrière sa muraille percée par des meurtrières, elle a des allures de temple religieux. Ici, l’âme pieuse insufflée par les ibadites émeut jusqu’au visiteur athée, d’autant plus si ce dernier se rend sur ces lieux chargés de spiritualité durant le mois sacré du Ramadhan. Bercé par la lecture du Coran diffusée par les haut-parleurs accrochés au sommet du minaret de la mosquée, le visiteur apprend de son guide qu’au cours de cette période de l’année les imams lisent en continu le Livre Saint. Une lecture du Coran retransmise sur les ondes sonores nationales, l’Etat algérien ayant accordé à la communauté ibadite, qui compte quelques 300 000 membres dans tout le pays, le privilège de posséder leur propre station Fm, précise le guide. Dérivée du chiisme, la doctrine ibadite respecte à la lettre le Coran. Ainsi, sur l’espace publique, les hommes et les femmes se croisent très peu. Ce qui peut s’apparenter à une forme de ségrégation sexuelle pour le visiteur le moins tolérant est en réalité une organisation sociale religieuse ancestrale dont l’équilibre repose justement sur cette séparation physique entre les hommes et les femmes. Et le guide donne l’exemple de la pharmacie locale. Tenue par une femme originaire du ksar, exceptionnellement autorisée à quitter la cité pour étudier la médecine à Alger, soit à plus de 600 km de là, cette officine comprend deux entrées diamétralement opposées afin que dans aucune circonstance l’intimité de la femme ne soit violée par celle des hommes.
De la pharmacie au marché, la mosquée régule toute la vie sociale des habitants de Beni Isguen. Ainsi, les vendeurs à la criée, qui s’égosillent chaque jour pour écouler leurs provisions, ont été formés à la mosquée de sorte à ce qu’ils adoptent un comportement musulman irréprochable, explique Brahim, le guide. Et si l’un de ces vendeurs s’aventure à franchir la ligne rouge et duper sans scrupule ses clients, il est immédiatement limogé, fait valoir Brahim. Mais ce matin là, la place du marché, jouxtant la mosquée, est étrangement déserte. Seuls les chariots à roulette, vides de marchandises, soigneusement rangés, laissent deviner qu’il s’agit bien là du souk principal. Les traits tirés par le jeûne exténuant sous une telle chaleur, quelques badauds sont assis sur le trottoir à l’ombre. Ils discutent. Ils tuent le temps. Les vendeurs à la criée investiront à nouveau la place du marché en fin d’après-midi quand la température de l’air se fait plus clémente, indique Brahim.
Spacieuse, la place du marché est bordée par des locaux où se réunissent les membres du comité social des «achirates», qui regroupe des familles d’ibadites. Ce conseil sert avant tout à régler les problèmes de voisinage car même le litige interfamilial le plus insignifiant est résolu sous l’œil bienveillant de la mosquée. Au-dessus dans la hiérarchie, le conseil des Azzabas est une structure religieuse chargée de la gestion des affaires de la mosquée. Ces membres, des « Sages » désignés par la communauté, sont de simples bénévoles qui donnent de leur temps pour maintenir l’harmonie spirituelle qui gouverne au sein de la société ibadite. Isolé derrière les remparts des vicissitudes du monde extérieur et enveloppé dans cette atmosphère apaisante et cette chaleur suffocante, le visiteur regrette déjà la fin du voyage à travers l’histoire figée de la communauté ibadite, qui a élu domicile à Beni Isguen. Un vieux proverbe mozabite dit d’ailleurs que « celui qui entre à Beni Isgen n’en sortira jamais ». Hélas, seuls les descendants des trois tribus fondatrices ont l’immense privilège de vivre à l’intérieur du ksar et de veiller sur ces pierres que ni le temps, ni la modernité, ni le visiteur qui passe n’abîment.
Texte Djamila Ould Khettab – Vidéo et Photos Collectif Makkouk
Retrouvez l’intégralité des reportages de l’Algérie Focus Tour ici