Ahmed Benbitour. Ancien chef de gouvernement : « Mes prévisions pour la prochaine décennie sont plus inquiétantes »

Redaction

arton135369-ca0ec – Des contradictions minent la nouvelle politique économique de l’Algérie. Le gouvernement dit vouloir baisser les importations sans pour autant encourager le développement du secteur productif ni par le fait des acteurs locaux ni par l’attrait des investisseurs étrangers à qui on vient de mettre d’autres barrières…

– Il faut bien noter que c’est le même système de gouvernance qui a lancé l’augmentation des importations. C’est un phénomène classique de l’économie de rente : quand les prix du pétrole sont élevés c’est le laxisme qui domine ; lorsque ces prix baissent, on essaie de réduire les importations par l’affolement. Il s’agit là d’un comportement néfaste à l’encouragement de l’investissement dans le système productif. Ce qui compte pour un investisseur, c’est la visibilité, la prévisibilité et la permanence des règles de gouvernance. Ce que nous constatons est exactement le contraire de l’encouragement à l’investissement, qu’il soit national ou étranger. En réalité, une décision gouvernementale se juge sur sa pertinence mais aussi et surtout sur les conditions de son application. Ces dernières ne sont certainement pas réunies lorsque les décisions sont prises par loi de finances complémentaire et par voie d’ordonnance, donc nécessairement dans la précipitation.

– L’opinion retiendra que vous êtes le premier à avoir alerté sur le danger qu’on fait courir au pays de le voir exporter de la richesse et importer de la pauvreté. Votre diagnostic, on le vérifie aujourd’hui, est sans appel. Etes-vous d’accord avec les remèdes prodigués aujourd’hui par le pouvoir pour prémunir notre économie contre tout risque d’effondrement ?

– Ce type de remède consiste à administrer de l’aspirine à un malade du cancer ! En réalité, l’effondrement de l’économie et de l’Etat à moyen terme est inéluctable si l’on continue avec ce système de gouvernance. Le vrai remède, c’est de transformer une économie malade de la malédiction des ressources – à savoir l’exploitation d’une ressource naturelle non renouvelable (le cancer) – en économie de protection et de développement, à savoir la formation d’un capital humain générateur de flux de revenus stables et durables. Dans les faits, la gouvernance actuelle ne fait qu’enfoncer notre économie dans la dépendance. La fiscalité pétrolière a représenté 48,9% des recettes budgétaires totales en 1998, 75,8% en 2007 et 80% en 2008. Cela signifie que si les prix du pétrole baissent de moitié, les recettes budgétaires baissent de 40% et les recettes d’exportation de 49% ! Plus on parle de l’après-pétrole, plus on s’enfonce dans la dépendance des hydrocarbures et dans la dépendance de l’extérieur pour l’approvisionnement de la population, comme le prouve l’augmentation spectaculaire de la facture des importations ces dernières années.

Vous faites bien de rappeler que j’ai eu à attirer l’attention sur cette dérive de l’économie et de l’Etat durant toute une décennie, en commençant par ma démission du gouvernement en septembre 2000. Si cette dérive est constatée de façon apparente par tout le monde aujourd’hui, cela signifie que mes prévisions d’il y a dix ans étaient fiables et qu’il n’y a pas d’oreille attentive aux dangers qui menacent la nation chez nos gouvernants. Malheureusement, nous sommes toujours sur le chemin de la dérive et mes prévisions pour la prochaine décennie sont encore plus inquiétantes pour le devenir de la nation algérienne.

– Pensez-vous qu’il soit possible aujourd’hui, après une telle panne, de rattraper les erreurs qui semblent avoir mis l’économie nationale en sérieuse difficulté ?

– Il ne s’agit plus de rattraper les erreurs, c’est le changement de système de gouvernance qui s’impose aujourd’hui. Essayons d’expliquer au citoyen algérien le processus par lequel son Etat est en voie de dériver, sans équivoque, d’un Etat défaillant à un Etat déliquescent. En effet, l’Etat algérien se caractérise par l’autoritarisme et le patrimonialisme dans l’exercice du pouvoir et par la rente et la prédation dans l’allocation des ressources. Or le totalitarisme et le patrimonialisme mènent à la corruption du pouvoir, alors que la rente et la prédation mènent à la corruption de l’argent. La présence, en même temps, de la corruption du pouvoir et de la corruption de l’argent ouvre la voie à la corruption généralisée de l’ensemble des composantes du régime. La corruption généralisée du régime débouche sur un Etat défaillant. Lorsque l’Etat défaillant fait face à l’expression du mécontentement par des émeutes, il dérive vers un Etat déliquescent compte tenu de la faiblesse, sinon l’absence de la puissance régalienne de l’administration. Enfin, l’Etat déliquescent et l’absence de morale collective engendrent une forte probabilité de toutes sortes de dérives : embrasements majeurs, effondrement des institutions, désarroi de la jeunesse, violences et souffrances de toutes sortes.

Un Etat défaillant se manifeste par cinq facteurs :

– l’absence de l’Etat de droit : la justice est au service du pouvoir, d’où l’expression de « hogra » et le phénomène des « harraga » ;
– l’absence de l’Etat régalien, à savoir l’incapacité de l’administration à exercer ses prérogatives de puissance publique. Il y a absence de l’Etat et le sentiment que le pays est à l’abandon,
– l’économie défaillante : cycle de mauvaise croissance et de récession ; pays exportateur de richesse et importateur de pauvreté, économie de rente distributive au lieu d’économie productive ;
– l’absence de légitimité de l’Etat : les institutions officielles souffrent de manque de représentativité, à savoir faible taux de participation aux élections, fraude électorale, l’efficacité des acteurs de la société civile dépend de leur proximité des figures importantes du régime, vide institutionnel et dilution des responsabilités, une opposition émiettée ;
– la fragilisation de la société : la destruction des classes moyennes, la paupérisation des populations, la perte de la morale collective, la déprime est partout, la pauvreté et la mal vie se côtoient.

Un Etat déliquescent se nourrit de la généralisation de la corruption, l’institutionnalisation de l’ignorance et de l’inertie, le culte de l’homme providentiel, la centralisation du pouvoir de décision entre un nombre réduit d’individus en lieu et place des institutions habilitées, l’émiettement du pouvoir entre les différents clans à l’intérieur du système. Encore une fois je tire la sonnette d’alarme. J’avais prévu, dès 2000, la dérive de l’économie et de l’Etat. Aujourd’hui, chacun constate ces dérives. J’avertis sur la dérive de l’économie, de l’Etat et de la nation durant la prochaine décennie s’il n’y a pas de changement de système de gouvernance dans les meilleurs délais. Aujourd’hui, nous ne devons plus continuer de vivre d’espoirs sans cesse reportés. La reprise en main de notre destin ne peut plus être différée encore longtemps. Donc les solutions existent, mais elles passent par un engagement sérieux dans le changement de système de gouvernance.

– Vous avez évoqué, il y a quelques mois, un projet pour sauver la nation. Où en êtes-vous ? Quelle chance a-t-il d’aboutir dans un contexte politique plombé par la fermeture de tous les espaces de liberté ?

– Le projet est achevé dans sa conception. Je travaille actuellement sur la stratégie de communication pour lui garantir les meilleures conditions de succès. Mais le point pertinent de votre question est celui relatif aux conditions de succès politique dans un contexte fermé. En réalité, le problème de départ réside dans la définition d’un processus de réformes qui favorise le changement. La séquence idéale est de commencer par consolider l’Etat de droit et d’organiser de nouvelles élections ouvertes et libres. Autrement dit, commencer par cultiver les droits de l’homme avec la possibilité de participation de tous les citoyens. Ce scénario n’est possible qu’au sein d’une population profondément citoyenne, une société civile consciente des bienfaits du changement et où des institutions étatiques performantes favorisent les groupes engagés pour le changement. La majorité de la population est devenue fataliste ; elle a développé des capacités d’adaptation à la détérioration de sa situation, des capacités de « débrouille ». Il convient donc d’affranchir l’état moral et psychologique de la société et de libérer en elle toutes les potentialités d’initiatives.

– Quelles sont donc les conditions pour créer une société capable de favoriser les initiatives pour le changement, à savoir la libération de toutes les énergies existantes, y compris la jeunesse, les femmes et toutes les forces vives de la nation ?

– La réponse est la démocratisation par la jeune génération, mieux éduquée. C’est le degré de formation des jeunes plus que l’espoir d’une forte croissance économique qui mobilise. Les solutions contenues dans le projet que je proposerai partent d’une analyse approfondie de l’état de la population, du niveau de développement de la société civile et des institutions de l’Etat, de la motivation des tenants du pouvoir et des intérêts défendus par les puissances internationales.

– Des initiatives politiques visant à rassembler les démocrates algériens ont vu le jour çà et là, avant l’élection présidentielle d’avril 2009, et l’on sait que vous avez tenté de les canaliser. Ne serait-il pas opportun de remettre le projet au goût du jour ?

– Oui, toute initiative pour rassembler est la bienvenue. Mais il faut ouvrir la mobilisation à toutes les forces capables de favoriser le changement et non la limiter aux seuls démocrates parce que le succès du programme de sortie de crise a besoin de tous pour se réaliser.

Par Said Rabia ( el watan 23 08 2009)