Tout ce qui se rapporte à l’alcool relève des interdits religieux. « Gagner ma vie en travaillant dans la récupération des bouteilles de bière, je ne le ferai jamais quitte à mourir de faim.» «Collecter des bouteilles de bière pour les revendre ici ou ailleurs est synonyme de revenus sales, et ça je me l’interdis. Les déchets récupérables, ce n’est pas ce qui manque. Il y a le carton, les bouteilles et sachets plastiques, les batteries de voiture, la ferraille, l’aluminium… »
C’est ainsi que plusieurs jeunes patrons de micro-entreprises spécialisées dans la récupération et le recyclage de déchets, approchés, ont motivé leur désintérêt total à l’égard de toute activité en lien, direct ou indirect, avec l’industrie brassicole.
Et ils ne sont pas les seuls chez qui le facteur religion est à chaque fois mis en avant. L’Association nationale pour la protection de l’environnement et la lutte contre la pollution (ANPEP) a, elle aussi, décliné l’offre d’une grande entreprise grecque exerçant dans le recyclage. Cette dernière propose la reprise de tous les déchets solides, bouteilles en verre vert issues y compris de la filière de la bière, collectés par les micro-entreprises (ANSEJ-CNAC) parrainées par l’ANPEP.
«Notre statut d’association nous empêche de nous engager dans ce type d’opération. Comme nous ne pouvons encourager toute activité ayant trait à l’alcool. Nous devons nous conformer aux prescriptions religieuses», explique Ali Halimi, président de l’ANPEP.
Le son de cloche est quasiment le même chez un haut responsable d’une verrerie (verre blanc) implantée à l’est du
pays : «nous sommes spécialisés dans le verre blanc. Nous projetons de développer nos capacités de production. Outre la matière première importée d’Europe, nous avons comme partenaires beaucoup de petites entreprises de récupération.
Le verre vert que nous ne pourrions pas recycler, on n’en est pas preneurs. Car pour le moment, seule l’industrie brassicole est susceptible d’absorber les produits fabriqués à partir du verre vert recyclé, soit les bouteilles de bière. Nous sommes une entreprise familiale. Mêler notre gagne-pain à l’argent qui sent l’alcool ne pourra jamais se faire». C’est dire qu’en Algérie, on pourrait penser que l’alcool n’a pas droit de cité. Pourtant, la réalité est toute autre. Non seulement on y apprécie le vin et la bière et on les produit, mais on leur attribue les mêmes valeurs de convivialité que partout ailleurs. Plus d’un million d’hectolitres consommés annuellement.
A Annaba, par exemple, d’un côté, la plupart des gens se disent croyants et pratiquants, de l’autre, la bière brassée coule à flots mais loin des regards. Il suffit de franchir les portes des bars, des restaurants, des discothèques ou de parcourir les routes serpentées Séraïdi -Annaba ou Cap de garde-Toche pour savoir que la tolérance est grande et l’alcool largement consommé.
Et s’il fallait répartir, rien que sur la seule ville d’Annaba, les 1,2 million d’hectolitres — 120 millions de litres — de bière annuellement produits et absorbés dans notre pays, l’antique Bône battrait tous les records d’alcoolisme. La société algérienne se distingue par ses comportements et modes de vie incompréhensibles, s’accordent à penser tous ceux qui ont eu à la côtoyer. Ce cas anecdotique et qui tient du paradoxe est à même de leur donner quelque peu raison : «Hadha min fadhli Rabbi» (c’est par la grâce de Dieu), pouvait-on lire sur le pare-brise d’un petit camion parqué à l’entrée de la grande brasserie de Chbaïta Mokhtar (El Tarf). Il était en plein chargement de caisses de… bières, le chauffeur, la quarantaine, barbe bien soignée et arborant un saroual et des baskets très in. L’interdit religieux, ils étaient, en revanche, plusieurs à le réfuter lorsqu’ils furent interrogés sur son prétendu lien avec la récupération/recyclage de verre utilisable par l’industrie des boissons alcoolisées.
Mme Louisa Dafri d’Eco-Récup, une entreprise de récupération et d’exportation de déchets-carton, PET, basée à Dréan (El Tarf), était catégorique : «La religion n’a rien à voir avec la récupération/recyclage de bouteilles de bière. Penser le contraire me paraît être une aberration. Car une bouteille, c’est le contenant et non pas le contenu.»
D’ailleurs, souligne-t-elle, «nous projetons d’étendre notre activité, qui se limite actuellement aux déchets en plastique, papier et carton, à la récupération/exportation de bouteilles de verre vert (bouteilles de bière usagées). Plusieurs de nos clients européens y sont très intéressés».
Et notre interlocutrice de préconiser : «Faute d’usines spécialisées dans la fabrication de bouteilles exclusivement destinées à ce type d’alcool, le marché à l’export reste, pour l’instant, l’une des meilleures options pour absorber ces millions d’emballages en verre vert. Les déchets recyclables c’est le pétrole de demain et il est grand temps de s’en rendre compte.» Pour Lakhdar Braïnia, éleveur de bétail à Aïn El Berda (Annaba), récupérer les drêches — résidus de l’orge maltée utilisée dans le processus de fabrication de la bière pour alimenter sa vingtaine de vaches laitières — ne lui a à aucun moment posé problème.
«J’ai plus de 78 ans, pratiquant depuis mon très jeune âge avec au total 4 omra. Nourrir mes vaches avec de l’orge que je récupère auprès de cette usine de bière n’est pas synonyme de transgression des prescriptions de l’islam. Celui qui affirme le contraire n’a qu’à le prouver». Ces deux points de vue, le limonadier, H’maïda Loucif, semble les partager : «Les Algériens et l’alcool c’est le fameux ‘‘je t’aime moi non plus’’, la grande hypocrisie. Beaucoup d’opérateurs économiques sont curieusement étanches à l’investissement dans tout ce qui, de près ou de loin, se rapporte à l’alcool, sous prétexte que la religion l’interdit. Pourtant, ils sont des buveurs invétérés.» S’agissant de la problématique du recyclage des bouteilles de bière, il annoncera qu’il envisage de réaliser, à moyen terme, une verrerie.
Cette dernière, qui sera implantée dans la région d’El Tarf est appelée à produire des bouteilles de verre vert en recyclant celles usagées, la matière noble devant être importée. Le projet est en cours d’étude par un bureau conseil français et des contacts ont déjà été conclus avec plusieurs équipementiers et fabricants allemands. «Une partie de la production sera utiliser pour nos propres besoins en tant que fabricants de boissons gazeuses, l’autre sera mise sur le marché pour les besoins de la filière de l’industrie de la bière. Ainsi, pourrait être sensiblement réduite la dépendance du marché extérieur en la matière et le phénomène des bouteilles de bière usagées circonscrit à Annaba et aux villes limitrophes», précise M. Loucif, membre de l’Association des producteurs algériens de boissons (APAB). Et cette dernière, considère-t-elle la contrainte de la religion comme facteur particulièrement handicapant pour le développement de la filière brassicole dans notre pays ?
«Cette activité subit un véritable étau de la part de la majorité des prestataires dont une industrie peut avoir besoin : fournisseurs d’emballages, fournisseurs d’intrants, transporteurs et jusqu’aux laboratoires d’analyses qui refusent d’analyser un produit pourtant mis à la consommation», déplore Meriem Bellil, secrétaire générale de l’APAB.
Lu sur El Watan