Le 12 février, des marches sont prévues dans toute l’Algérie, notamment dans la capitale où les rassemblements sur la voie publique sont interdits par décret. Cette grande bataille est décisive, autant pour le régime que pour l’opposition.
Sous ses allures indolentes de ville méditerranéenne qui vaque à ses occupations, Alger, sous haute sécurité, bouillonne. Plus d’une centaine d’anciens militaires se sont rassemblés il y a quelques jours devant le ministère de la Défense nationale pour exiger une revalorisation de leurs traitements. Des centaines d’étudiants ont protesté devant le ministère de l’Enseignement, et des chômeurs ont manifesté devant le ministère du Travail, avec en plus une nouvelle tentative d’immolation par le feu, la quarantième depuis les émeutes nationales du 5 janvier.
Partout, de nombreuses grèves d’étudiants et de différentes catégories professionnelles, et en dehors de la capitale, des routes fermées par des protestataires —comme celle qui relie Alger à la Kabylie— et des affrontements comme ces centaines de chômeurs à Annaba et Skikda (deux grandes ville à l’est du pays) qui se sont farouchement opposés aux forces de l’ordre. Mais le grand test de la révolte c’est cette marche du 12 février 2011 à Alger, relayée par d’autres marches à Oran, première ville de l’ouest, et dans la plupart des autres grandes villes.
La marche d’Alger a été initiée par la nouvelle Coordination nationale pour le changement et la démocratie (CNCD), qui regroupe la ligue des droits de l’homme, des syndicats autonomes, des partis d’opposition, des organisations diverses et une dizaine de mouvements de la jeunesse. L’enjeu est important pour le régime et l’opposition, un véritable bras de fer et clé de la bataille. Comment se déroulera cette marche du 12? Personne ne le sait. Le régime va-t-il bloquer la marche? Tout dépendra des réactions de la foule. Que va-t-il se passer après le 12? Juste un 13 peut-être, si la marche n’est pas réussie. Mais quels sont les forces en présence?
Le territoire
C’est le plus grand pays d’Afrique —2.3 millions de kilomètres carrés— depuis quelques jours, à la faveur de la partition du Soudan. Dans ce territoire complexe qui a donné du fil à retordre à tous les envahisseurs qui s’y sont succédés depuis 2.000 ans, 36 millions de personnes vivent —dont une bonne partie dans de mauvaises conditions. Les marches non autorisées par la wilaya (préfecture) sont assimilées à des «atteintes à l’ordre public», généralement suivies de poursuites judiciaires.
A Alger, qui compte 4 millions d’habitants, les marches sont carrément interdites par un décret adopté en 2001, qui invoque encore des questions sécuritaires —sans se justifier de façon claire. La marche doit démarrer place du 1er mai —ex-champ de manœuvre de l’époque française, l’une des places centrales d’Alger— pour ensuite longer le joli front de mer en passant devant le commissariat central et le siège de l’Assemblée nationale où pour une fois, les députés seront présents pour observer la foule depuis le balcon de l’auguste bâtisse. La marche doit se terminer place des Martyrs, baptisée ainsi en hommage aux héros de l’indépendance algérienne. Et aujourd’hui, combien de martyrs pour cette marche? Les paris sont ouverts.
Les troupes
180.000 policiers et presque autant de gendarmes quadrillent le pays, soit un policier pour 180 habitants. Depuis début janvier, des troupes anti-émeutes sont stationnées en plein centre d’Alger et n’ont pas bougé d’un pouce, et l’armée a pris discrètement position aux portes de la capitale. La ville est cernée par des barrages filtrants, là aussi officiellement pour des raisons de sécurité. Pour la dernière marche avortée du 22 janvier, 15.000 policiers avaient été déployés pour contrer cette première grosse tentative de rassemblement.
En face, des étudiants grévistes, des chômeurs, des associations de femmes, des jeunes, des militants et des anciens moudjahidines [combattants de la guerre d’indépendance, ndlr]. Un panel très large et hétérogène, en face d’un bloc policier très soudé.
La stratégie
Le timing n’a pas été laissé au hasard. L’anniversaire de l’instauration de l’état d’urgence tombe le 9 février, et après 19 ans de ce régime d’exception, la CNCD avait dans un premier temps proposé la marche ce jour-là. Sauf que cela tombe un mercredi. Donc pour des raisons de disponibilité elle a été décalée au samedi 12 —deuxième jour de week-end en Algérie. En face et pour couper l’argument de l’état d’urgence, le président Bouteflika a promis début février que celui-ci allait être levé «dans un futur très proche», une commission ayant été installée à cet effet.
Mais les marches à Alger resteront interdites, et la wilaya vient tout juste de le rappeler en refusant de délivrer une autorisation pour le 12, arguant de «la réglementation en vigueur» —tout en offrant pour la première fois de grandes salles à disposition des protestataires. En face, des milliers de chômeurs sont toujours en colère, et la levée de l’état d’urgence ne changera rien à leur situation. Il y a aussi la plus récente promesse du président, la création de 3 millions d’emplois d’ici 2014, fin de son troisième mandat. Officiellement le taux de chômage est à 10%, ce qui fait grosso modo 3 millions de chômeurs. D’après Bouteflika, en 2014 l’Algérie sera donc le seul pays au monde à ne pas avoir de chômeurs. Une blague.
Les armes
Tout et n’importe quoi. Le ministre de l’Intérieur aurait annoncé: «Nous utiliserons tous les moyens pour empêcher cette marche.» La phrase, reprise par un organe d’informations, a été retirée le lendemain. Mais quels sont ces moyens évoqués? On signale déjà des bandes de voyous payés par l’Etat pour menacer les jeunes qui marcheront. Au niveau officiel, on ne pourra plus entrer dans Alger dès le matin du 12, les bus seront interdits de circulation et les accès menant vers la place du 1er mai seront tous bloqués. Plus de 20.000 policiers seront mobilisés alors que des hélicoptères survolent déjà la capitale, et des brigades anti-immolation seront installées comme pour la marche avortée du 22 janvier. Ce genre d’unité est une première mondiale. Il s’agit de groupes de trois pompiers discrètement positionnées tous les 50 mètres, avec un extincteur aux pieds dissimulé dans un sac discret, pour intervenir rapidement.
Autre arme, la manipulation, par la télévision nationale unique et les médias publics qui tentent déjà de décrédibiliser la marche en utilisant les coups les plus bas possibles. En face, la foule et le nombre, Facebook —gros appareil de mobilisation— des cordons de sécurité et des systèmes complexes pour empêcher les casseurs d’infiltrer les marcheurs. Peut-être aussi, une possible coupure d’Internet le 11 février et, plus intelligent, des groupes Facebook contre la marche, mais avec un argumentaire ridicule, «nous ne pouvons avoir de meilleur gouvernement que celui que l’on a».
En face, l’opinion internationale et WikiLeaks, qui vient de publier un câble sur la «corruption généralisée qui touche également les frères du président». Comme pour Moubarak et sa fortune personnelle estimée à 70 milliards de dollars, c’est un coup assassin en cette période cruciale. Ajoutez à cela la publication d’un article sur le président Bouteflika, accusé en 1983 d’avoir subtilisé de l’argent. Autre chose ? Oui, une dernière. En janvier, pour contrer les émeutes nationales, le ministre de l’Intérieur avait ordonné de retirer tous les pneus usagés du pays. «Si on se met à brûler des chaises à la place, va-t-il retirer tous les chaises du pays?» s’est interrogé, ironique, un vulcanisateur (comme on appelle ici les vendeurs de pneus).
Les objectifs des deux camps
Pour le régime, il s’agit d’étouffer la contestation et de tuer dans l’œuf toute tentative par l’opposition de «prendre la rue». A cet effet, il s’agit de briser la jonction entre émeutiers, jeunes, groupes et militants professionnels, et de briser cette dynamique du 12 février qui peut déboucher sur d’autres marches —et un effet domino qui pourra à terme se révéler moteur du changement de régime.
Pour l’opposition, il s’agit de faire une démonstration de force afin de faire reculer le régime, de briser définitivement le mur de la peur qui a déjà changé de camp et de tester la réaction de la société pour tenter d’aller plus loin. Dans cette bataille décisive où personne ne maîtrise tout, la situation peut déraper d’un côté comme de l’autre. De quoi sera fait le 13 février? D’une journée d’hiver marquante. De restes d’une bataille. D’une révolution avortée ou d’un adorable bébé.
Chawki Amari
Slateafrique.com