Aach’k el Kh’yana premier roman de Amine Mecifi. Un amour caché dans l’Algérie des années 80

Redaction

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Ach’k el Kh’yana est son premier roman, mais pas son premier livre. En effet, Amine Mecifi, jeune algérien de 36 ans établi en Grande Bretagne, est spécialiste en sécurité aérienne et l’auteur de « Sécurité aérienne » et « Pourquoi les avions s’écrasent-il ? » deux études bien fournies sur les accidents d’avions civils et les moyens de s’en prémunir.

Après la technique, les moteurs à réaction et les trous d’air, Amine Mecifi explore un domaine plus terre à terre dans un premier roman dont l’histoire se déroule entre Oran et Mostaganem, dans une Algérie des pénuries à répétition et des amours cachés des années 80. Ach’k el Kh’yana est un roman qui se lit facilement, attachant et drôle. A découvrir absolument.

Ach’k el Kh’yana
, roman, 206 pages, € 16.90

Ce n’est pas une histoire de héros. C’est un parcours avec des hommes et des femmes simples et attachants mais dont chaque jour de vie est un roman en soi. Plus loin que les notions classiques du bien et du mal, le lecteur partage des moments furtifs et fragiles se rendant compte au bout du chemin que c’est là que la vie, la vraie, se passe. Chapitre après chapitre, ce livre vous emporte dans des histoires qui se passent dans l’Algérie des années quatre-vingt. Avec une étrange histoire d’amour en trame, il vous fait vivre des situations drôles, étonnantes ou cocasses. Aach’k el Kh’yana se traduit littéralement par « Amour en Cachette ». Page après page, on se rend compte que ce n’est pas seulement l’amour qui est caché, mais bien plus de choses encore.

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Extrait :

El Kolla

Il n’était pas encore six heures du matin que des dizaines de femmes s’entassaient dans le parking du supermarché d’Es-Sénia. Une fuite très crédible laissait entendre que du beurre de Nouvelle-Zélande avait été livré et qu’il serait détaillé dans la semaine. D’autres bruits faisaient état de café, de poivre ou même d’huile végétale.

Les femmes qui discutaient en comptant leur argent étaient en majorité des professionnelles. Elles couraient après les produits en pénurie : sucre, semoule, farine, lait en poudre, margarine… tout était bon à prendre. Le week-end, elles revendaient le fruit de leur récolte. Les épiciers étaient toujours preneurs, mais payaient mal. Le mieux était encore de revendre directement dans les foyers. Un couffin à la main, elles parcouraient la ville d’un bout à l’autre pour rendre visite à des familles qui avaient commandé d’avance.
Le métier ne rapportait pas beaucoup, mais il ne connaissait jamais de saison morte. Régulièrement, des produits de base disparaissaient des étals. Dans un premier temps, personne, aussi déterminé soit-il ne peut dénicher la chose en question. Puis, progressivement on commençait à en trouver sur le marché noir. Le marché noir c’est une personne qui frappe à la porte pour proposer une denrée qu’on n’a pas vu depuis des mois. C’est un épicier qui vous balance à voix basse :
– J’ai de la semoule
– de la semoule ?!
– Oui, de la semoule. Doucement, ne dites rien à personne. Revenez ce soir. Passez par derrière. Je vous en mets combien ?

En période de pénurie, la confiance devient importante. Vous achetez le produit sans le voir et vous le payez sans que l’argent ne soit vérifié. L’épicier vous donne un sac soigneusement emballé. Vous lui passez une liasse soigneusement comptée. La transaction dure moins d’une seconde. Vous le remerciez du regard et vous vous éloignez. Dans le bus, vous serrez soigneusement votre butin contre-vous. Vous vous surprenez à regarder les autres avec pitié. Vous savez. Vous savez et eux ne savent pas que ce soir vous serez assis devant une tasse de café noir bien fumant. Il sera à vous ce café et à personne d’autre. Plus que mérité, vous l’avez gagné.

Ainsi, en pleine crise on redécouvre les plaisirs le plus simples. Ceux qui ont tout le temps vécu dans l’abondance, ne peuvent pas comprendre l’extase qui peut venir du simple fait de mettre une pincée de poivre sur une omelette. L’homme renoue avec ses ancêtres qui devaient marcher pendant plusieurs jours. Attendre à l’affut sous le soleil. Prendre des risques et donner des coups de poings à d’autres humains pour obtenir leur pain quotidien.

Le temps le plus fort de la crise, c’est quand un ami qui vous veut du bien vous informe que dans le supermarché d’Oran ils vont « distribuer » du beurre, de l’huile, des lampes de 100 watts ou n’importe quel autre produit qui a hanté vos rêves pendant les six derniers mois.
La pénurie n’a rien de rationnel. Une époque, elle toucha le sucre en cubes et en poudre et épargna mystérieusement le sucre glace. Ce qui est pénible avec ce dernier, c’est qu’en le mettant dans une tasse de thé ou de café, au lieu de se solubiliser, il se met en grumeaux ou précipite au fond. Ainsi, on pouvait s’amuser à voir les clients des cafés d’Oran et environs touiller à cuillère-tordre pendant des heures en faisant des grimaces.
Le supermarché fonctionne selon un protocole très simple. Il faut faire trois files d’attente différentes pour n’importe quel achat. La première est pour payer le produit. C’est probablement la plus longue et la plus difficile. Au fond du local deux cent personnes devant vous siège le caissier comme un roi sur son trône. Sa psychologie est très particulière et il vous faut la maitriser. Si vous avez la moindre difficulté avec ça, il vaut mieux envoyer Fatma de Raisinville. Tout d’abord, le caissier n’aime pas les Arabes. Il est très clair là dessus et ne fait aucun mystère de ses sentiments. A la moindre contrariété, il ferme la caisse et retire la clé d’un geste magistral. Ca ne sert à rien de supplier. Le mieux, c’est encore de vous mettre à plusieurs et de chasser la personne qui l’a mis de mauvaise humeur. Puis, si tout le monde sourit, il finira par revenir. A ce moment si vous êtes le premier, ne commettez aucune erreur psychologique. Autrement il repartira; peut-être pour toujours.
Erreur type, commise par beaucoup de débutants :

– Vous ne m’avez pas rendu la monnaie !

La règle numéro deux est très importante. Si on ne la connait pas, il vaut mieux rester à la maison : le caissier n’a jamais de monnaie. Les clients lui donnent des billets et il leur donne un ticket. La différence, c’est pour lui; pour le dérangement. Après tout, s’il n’est pas là tout le monde meurt de faim.
La règle numéro trois est que les quantités sont limitées par personne. Pour en obtenir plus, il n’est pas rare de trouver des fratries entières dont les membres font la chaine agissant comme s’ils ne se connaissaient pas.

La dernière règle est que les règles précédentes ne s’appliquent pas aux policiers, aux militaires et à certains cadres du Parti. Tout d’abord, ceux-là avaient leurs propres coopératives et n’avaient pas besoin de se mêler au peuple pour faire leurs achats. Et puis, quand même ils daigneraient venir au supermarché du coin, ils passent devant tout le monde, se servent sans vergogne et partent sans gêne, ni honte.
La première file d’attente peut-être très longue. La majorité des gens qui y sont ne savent pas pourquoi ils attendent. Il y a peut être une « distribution ». Il y a peut être rien. Ils ne sont pas là pour juger, mais pour attendre. Le fait de faire la chaine, même longtemps, ne vous garantit pas que vous allez avoir la chance d’arriver jusqu’au caissier. Si vous commencez la file d’attente à l’intérieur du supermarché, vous avez des raisons valables d’espérer. Si l’extrémité de la file se trouve dehors dans le parking, vous feriez peut-être mieux de reconsidérer votre choix. Quand la file déborde sur les rues adjacentes, il faut prendre ses jambes à son cou.

Pourtant, les Algériens savent attendre. Nombreux sont ceux qui, sans être passés professionnels, savent se tenir dans une file. Faire el Kolla. Il faut faire el Kolla pour acheter du pain, pour obtenir un visa, pour acheter un timbre aux PTT, pour monter dans le bus, pour arriver au guichet de la mairie… mais la chaine du supermarché est différente. Tout d’abord, elle a une démographie bien spécifique. On y trouve surtout des personnes âgées et des enfants. Deux populations qui, pour des raisons si différentes, donnent peu d’importance à leur temps. Puis, dans ce type de file, la nervosité est encore plus palpable qu’ailleurs. Soyons clairs là dessus : il y a déjà eu des morts.
Des bagarres ou des bousculades mortelles lors de la première chaine, tout le monde vous le dira, c’est rare. C’est la seconde file d’attente qui est la plus dangereuse.

Une fois que le consommateur en a fini avec le caissier, il doit faire une seconde file d’attente pour obtenir le produit qu’il vient de régler. Les gens se bousculent devant un comptoir ou un frigo-présentoir où aucune marchandise n’est visible. Les folles rumeurs circulent : et s’il n’y avait plus rien ? L’attente peut durer des heures encore. Les clients s’amassent en une foule qui se bouscule sans arrêt. Les gens serrent leurs tickets en main alors que leur regard est à l’affut du moindre mouvement en coulisses. Le moment le plus dangereux, c’est quand un employé se montre poussant un chariot plein d’une denrée qui n’a pas été vue depuis des mois. C’est à ce moment que toute la hargne contenue peut exploser. Les hostilités commencent par des insultes et escaladent en gifles et coups de poings. Les employés arrêtent immédiatement la distribution et appellent les forces de l’ordre.

La police débarque en tenue antiémeutes et bâtons couverts de caoutchouc. Les plus turbulents étaient arrêtés sur le champ et passaient la nuit en prison. Le matin on les relâchait avec un coup de pied dans le fondement. Parfois ils recevaient une amende et un coup de pied dans le fondement.
Si vous survivez à tout ça, c’est que vous êtes prêts pour la dernière file d’attente : celle de la sortie. Un par un, les clients se présentent devant un portier qui vérifie leurs sacs et leurs tickets de caisse. Si tout concorde, il les laisse sortir. A l’instant même où ils passent la porte, la valeur du produit qu’ils viennent d’acheter se multiplie par deux…