Coup de colère d’un producteur algérien. Bachir Derrais explique à Algérie-Focus pourquoi il a été contraint de tourner son nouveau film, un biopic consacré à Larbi Ben M’hidi, en Tunisie. Après plus de 50 ans d’existence, l’Algérie n’a pas su édifier une « industrie du cinéma souveraine » et certains métiers du 7e art sont en train de disparaître, avertit Bachir Derrais. Entretien.
Propos recueillis par Djamila OULD KHETTAB
Algérie-Focus : Pourquoi être allé en Tunisie pour tourner une partie de votre film sur une figure emblématique de la Révolution algérienne ?
Bachir Derrais : Parce que je n’avais pas le choix. Biskra a été défigurée. On était donc obligé de construire un décor fidèle à l’aspect de certaines rues de Biskra dans les années 1940 pour tourner certaines scènes du film. Or, il n’y a aucun studio de cinéma en Algérie. En tout cas, pas de studios qui permettent de produire un film aux normes internationales et qui ambitionnent d’être projeté à l’étranger. On s’est ainsi rabattu sur les studios de cinéma tunisiens construits par Tarek Benamar, près de Hammamet. Le tournage en Tunisie va débuter d’ici quelques jours.
Le manque d’infrastructure en Algérie n’est pas la seule raison de votre émigration…
Hélas non, les producteurs de cinéma algériens font face à plusieurs autres difficultés dans leur pays. Pour que mon biopic sur Larbi Ben M’hidi paraisse authentique, j’avais besoin de certains accessoires et costumes datant de l’époque coloniale. Mais, on ne trouve plus rien ici. Les véhicules et les uniformes militaires français de cette époque sont conservés chez nos voisins parce que, nous, nous avons négligé ces éléments de l’histoire.
Plus grave, des métiers du cinéma sont en train de disparaître dans notre pays, faute de relève. On a de bons artificiers, chefs décorateur, chef de la photographie, mais ils prennent de l’âge et il n’y a personne pour prendre leur place. Aujourd’hui, il est impossible de faire un grand film algérien, répondant aux standards internationaux, sans faire appel à l’expérience étrangère. L’équipe de mon biopic est ainsi composée d’Américains, de Tunisiens et d’Italiens.
Pourtant, « Les portes du soleil – Algérie pour toujours », sorti le 18 mars dernier en salle, a été présenté comme le premier film d’action 100 % algérien…
Ce n’est qu’une illusion. Les chefs de postes, le réalisateur et une partie du casting sont étrangers. Au final, seul l’acteur principal [ndlr Zakaria Ramdane, qui est également coproducteur du film] est algérien. C’est très simple : Il est impossible de produire un film 100 % algérien. Ou alors ce n’est pas un film mais du bricolage. On manque de tout chez nous : de studios, d’infrastructures et de techniciens formés. Un pays riche de presque 40 millions d’habitants, dont 70% de jeunes, et pas un seul institut de formation viable en cinématographie. C’est une aberration ! Les Marocains, les Tunisiens, les Égyptiens, les Jordaniens ont tous une réelle industrie du cinéma, ce n’est pas le cas pour nous et ça ne l’a jamais été, en plus de 50 ans d’existence. L’Algérie n’a jamais eu d’industrie du cinéma souveraine !
Ce sont des mots forts. Pourquoi faites-vous ce constat alarmant ?
C’est malheureusement la vérité. Certaines installations techniques sont inexistantes en Algérie, comme les salles de montage, de mixage ou d’étalonnage répondant aux normes internationales. Aucune société algérienne ne propose de tels services. Les producteurs algériens n’ont pas d’autre choix que de faire appel à des prestataires étrangers, le plus souvent français. La bureaucratie étant ce qu’elle est, le paiement de ces prestataires est bloqué au niveau de la Banque d’Algérie, qui met un temps fou à autoriser ces transactions. La majorité des films tournés ces derniers mois, sont à l’arrêt, leurs producteurs algériens attendant le feu vert de la Banque d’Algérie. Du coup, pour produire un film correct en Algérie, ça prend en moyenne quatre ans au lieu de six mois à l’étranger et, surtout, ça coûte plus cher. Car, il faut faire appel, durant la phase de post-production, à un savoir-faire étranger. C’est pourquoi, la plupart des films algériens sont des coproductions, les producteurs associés étrangers se chargeant de toute la post-production.
Les difficultés ne s’arrêtent pas à la post-production. Les réalisateurs algériens peinent à projeter leur film à leur public car l’Algérie manque de salles de cinéma…
Tout à fait. L’industrie du cinéma algérien a deux décennies de retard, tant dans la réalisation et la post-production des films que dans leur diffusion sur le territoire nationale. Il y a peu de salles de cinéma et les rares existantes sont équipées d’une technologie dépassée. En Algérie, on projette les films en format 35 mm. C’est comme prendre une photo avec un appareil argentique. Ailleurs, dans le monde, ça ne se fait pratiquement plus. Les salles de cinéma sont passées au numérique et sont équipées du format DCP [ndlr Digital Cinema Package]. La Tunisie compte 17 salles de cinéma équipées en DCP et une vingtaine en cours d’aménagement et l’Algérie aucune. Vous trouvez cela normal ?
Avez-vous tenté d’alerter les pouvoirs publics, voire le ministère de la Culture, sur ce point ?
Les autorités en sont déjà conscientes. Il n’y a pas si longtemps, j’ai organisé une projection dans la capitale de mon film « Voyage à Alger ». Sept ministres étaient présents dans la salle. La projection a été interrompue cinq fois car l’appareil projecteur en 35 mm n’est tout simplement plus fonctionnel. L’Algérie doit se mettre à la page et passer au numérique !
La révolution numérique que vous prônez coûte chère. L’Algérie peut-elle se l’offrir ?
Bien sûr ! Le problème du cinéma algérien n’est pas financier mais politique. La précédente ministre de la Culture, qui est restée en poste 12 ans, a déboursé plus de 3.000 milliards de centimes rien que pour le Festival panafricain 2009, Tlemcen capitale de la Culture islamique 2011 et le cinquantenaire de l’Indépendance, alors qu’une salle de cinéma équipée en DCP coûte 500 millions de centimes et un studio de cinéma comme celui où je tourne en Tunisie dans les 30 milliards de centimes. On ne peut pas reprocher à l’Etat algérien de ne pas avoir mis la main à la poche, mais, des milliards de DA dépensés dans la culture et après, toujours pas d’industrie du cinéma souveraine. C’est scandaleux !
Comment sortir de cette impasse et faire émerger un cinéma algérien ?
Il faut, en urgence, sauvegarder certains métiers. Le temps d’ouvrir des instituts de cinéma digne de ce nom. Il faut envoyer de jeunes motivés et prometteurs à l’étranger pour se former. Avant, nos techniciens se formaient en Russie, en Pologne et en France. Il faut pour cela rétablir les bourses d’étude à l’étranger. Regardez les Tunisiens, trois jeunes artistes ont été césarisés cette année pour le film « Timbuktu » [ndlr Amine Bouhafa pour la « meilleur musique originale », Sofiane el Fani pour la « meilleur photographie » et Nadia Ben Rachid pour le « meilleur montage »]. Nos jeunes algériens sont loin de ce niveau. Mais si on leur donne la chance de se former, alors pourquoi pas …