Assia Djebar est décédée vendredi 6 février 2015 dans un hôpital parisien. Ecrivaine, historienne et cinéaste algérienne elle aura été la première femme arabo-musulmane à être admise à l’académie française en 2005.
Elle était la première femme maghrébine à avoir réussi à intégrer Normale Sup et à être pressentie pour le prix Nobel de littérature en hommage à cinquante ans d’écriture, à une œuvre abondante et éclectique traduite dans 23 langues et à beaucoup de livres consacrés à son œuvre et à sa carrière d’enseignante dans plusieurs universités prestigieuses. Elle militera toute sa vie pour l’indépendance et la liberté des peuples et assumera un engagement jamais démenti pour l’émancipation de la femme. Militante de la culture et du dialogue des civilisations, romancière et poète, elle n’hésitera pas à interrompre ses études à l’appel du FLN, pour s’engager dans le combat pour l’indépendance de l’Algérie.
Le monde entier mais pas seulement celui de la littérature, lui rendra un hommage mérité pour son apport à la culture universelle. L’Algérie ne sera pas en reste, mais il est fort à parier que ce sera dans une attitude convenue, à la limite de l’exercice obligé, ou peut-être, sait-on jamais, dans une posture empreinte d’une solennité inhabituelle, à la remorque des voix venues d’autres continents, pour ne pas être en reste et comme pour voler au secours de la victoire.
Il y a des pays qui s’inventent des héros ; le nôtre est passé maître dans l’ignorance des siens.
Assia Djebar a écrit en français, faute d’avoir appris l’arabe parce que la France l’a voulu ainsi. « Le monolinguisme français, écrit-elle, institué en Algérie coloniale, tendant à dévaluer nos langues maternelles, nous poussa davantage à la quête de nos origines». Cela passait nécessairement par la réappropriation ou l’apprentissage de la langue maternelle dont elle rappelle qu’elle avait « pendant des siècles accompagné la circulation du latin et du grec, en Occident, jusqu’à la fin Moyen-Âge ». Elle reprochera toute sa vie à la France coloniale d’avoir fait subir à l’Algérie « l’exclusion dans l’enseignement de ses deux langues identitaires, le berbère séculaire et la langue arabe dont la qualité poétique ne pouvait alors, pour moi, être perçue que dans les versets coraniques qui me restent chers ». Peu d’algériens de sa génération ont eu la chance d’accéder à l’apprentissage de la langue arabe. Elle n’eut pas ce privilège et ce sera pour elle un vide impossible à combler. La langue française sera alors par la force des choses, tantôt une compagne, tantôt un « butin de guerre », mais toujours un trésor universel, que le béotisme ambiant a voulu opposer à l’arabe, dans un exercice absurde ; une espèce de mélange d’ignorance, de mauvaise foi et de démagogie. On avait oublié d’aller « chercher le savoir jusqu’en Chine » préférant confier aux coiffeurs de Damas et aux chauffeurs de taxis du Caire, l’arabisation au rabais du pays à marche forcée, sans contrôle sanitaire aux frontières. Cela aurait permis à tout le moins, de détecter en temps opportun un redoutable virus dont la barbe fournie et le niqab ganté ne sont que les manifestations les plus visibles.
Les décennies noires ont eu raison des derniers défenseurs du dialogue des cultures et de l’enseignement de l’arabe et du français ; deux langues enfin décomplexées et prêtes à retrouver, pour l’arabe son lustre d’antan et pour le français ses valeurs humanistes ; et à accompagner les deux civilisations dans leurs conquêtes du progrès.
Au cours de la remise du Prix allemand de la Paix en 2000, Assia Djebbar avait déclaré : « J’écris donc et en Français, langue de l’ancien colonisateur qui est devenue néanmoins et irréversiblement celle de ma pensée, tandis-que je continue à aimer, également à prier quand parfois je prie, en arabe, ma langue maternelle ». Elle écrit aussi « comme tant d’autres femmes écrivains algériennes avec un sentiment d’urgence contre la régression et la misogynie ». Cette liberté et cette assurance bravache n’ont peut-être pas été du meilleur goût en haut-lieu, du moins chez ceux qui veillent au formatage des esprits et des mentalités et qui n’apprécient pas trop cette gloire insolemment apportée à la langue de l’ennemi d’hier, appréhendée probablement comme une tentative de retour en habit colonial, par des chemins détournés.
Le même procès d’intention en détournement culturel avait été brandi à la face de Malek Haddad, de Kateb Yacine, de Mohammed Arkoun et récemment encore de Kamel Daoud et de tant d’autres. C’est le plus emblématique de nos écrivains, Kateb Yacine qui avait qualifié la langue française de « butin de guerre », et qui avait répondu à Jean Daniel: « j’écris en français, pour dire aux Français que je ne suis pas Français ». Et c’est bien l’un de nos plus illustres poètes Malek Haddad, qui avait écrit pour mieux revendiquer sa part dans le patrimoine de la culture française : « C’est fou ce que La France a du talent quand elle ne fait pas la guerre ».
Quoi qu’il en soit et à moins d’une divine surprise, on ne doit s’attendre à rien de vraiment chaleureux pour rendre hommage à Assia Djebar, de la part de responsables qui sont passés maîtres dans l’ignorance de nos héros. Il faudrait peut-être convoquer, l’Emir Abdelkader, Saint-Augustin, Mostafa Lacheraf, Mouloud Mameri et Kamel Daoud entre autres célébrités, pour leur demander quand à leur avis, la République voudra bien se souvenir de ses talents, en attendant que les générations à venir puissent enfin les découvrir, les fêter et les célébrer comme ils le méritent.
Aziz Benayahia