(photo) Marie-Joële Rupp, la fille de Serge Michel.
Marie-Joëlle Rupp est journaliste indépendante, collaborant entre autres au Monde Diplomatique. Elle est l’auteur de « Serge Michel, un libertaire dans la colonisation« , un livre écrit en hommage à la mémoire du militant pour l’indépendance de l’Algérie que fut son père Serge Michel(1) -de son vrai nom Lucien Douchet. Un livre contre l’oubli aussi, dans lequel elle retrace le parcours de cet grand homme qui a su garder intact son amour pour l’Algérie, même en l’absence de reconnaissance. Entretien.
Vous pouvez poser vos questions à notre invitée en bas de cette page !
1-Serge Michel, votre père, était un ami de l’Algérie. Il a quitté la France coloniale pour rejoindre l’Algérie où il a adhéré à l’union Démocrate du Manifeste algérien de Ferhat Abbas. A partir de 1954, il s’engage comme journaliste dans la lutte pour l’indépendance de l’Algérie. « Dans Serge Michel,un libertaire dans la colonisation », vous tracez le parcours de l’homme anticonformiste et internationaliste que fut votre père. Pouvez-vous nous en dire un peu plus sur votre père et sur ce livre ?
(photo) Serge Michel, l’homme à la casquette
Les circonstances de l’arrivée de mon père à Alger au début des années 50 – difficile d’en déterminer la date avec exactitude -, sont plus banales mais aussi significatives d’un certain état d’esprit qui prévalait en France dans les années de l’après guerre. Un courant qui a conduit quelques chercheurs d’étoiles à quitter l’Europe puisqu’il était impossible de la changer. Il fallait réinventer le monde ailleurs et ce serait au Sud.
Serge Michel n’avait pas alors de projet bien défini. Cependant, sitôt débarqué à Alger, c’est la misère qui l’agresse. Des conteneurs sur le port transformés en logements d’infortune, des corps lovés dans des poubelles. Tout cela, il le décrit dans son roman autobiographique Nour le Voilé qu’il publiera au Seuil en 1982.
La misère et l’humiliation, les vexations au quotidien subies par les colonisés. C’est important car c’est cette brutale prise de conscience qui a forgé son engagement. Il fréquente le petit groupe de Kateb Yacine, Galliero, Sénac, ceux qu’il appelle « le pied gauche de la Casbah ». Mais c’est sa rencontre avec Ali Boumendjel qui déterminera son adhésion au mouvement nationaliste modéré. Celui-ci lui présente Ferhat Abbas qui l’incite à rejoindre l’ équipe restreinte de La République algérienne, l’organe de presse de l’UDMA. Serge Michel y exercera ses talents de caricaturiste, il y sera secrétaire de rédaction.
Après l’insurrection, il entre dans l’action clandestine et on le retrouve travaillant à la propagande du Front en France et en Suisse. Il rejoint Tunis en 1957 et l’équipe du Moudjahid. Il devient l’animateur de l’émission radio La Voix de l’Algérie diffusée depuis Tunis et artisan de la fondation de l’APS. Il fera aussi le lien entre le GPRA et les journalistes de ce que l’on a appelé le Maghreb circus à Tunis.
A l’indépendance, on aurait pu croire sa tâche terminée. Mais le voilà impliqué dans la construction du pays. Il est aux rouages du quotidien El Châab et Salah louanchi le charge du recrutement des journalistes. C’est en 1963 qu’il organisera pour ses jeunes confrères algériens le premier stage de formation avant de fonder, l’année suivante, le premier quotidien algérien du soir, Alger ce soir. Quant au cinéma, il a fait ses premières armes de scénariste dans le cinéma militant pendant la guerre de libération. Plus tard, il mettra en rapport Gillo Pontecorvo et Yacef Saadi pour la réalisation de La Bataille d’Alger. Sans oublier sa fonction de conseiller de Visconti sur le tournage de l’Etranger, son amitié avec Rossellini, son travail de scénariste pour l’ONCIC et son rôle déterminant dans la collaboration entre l’Italie et l’Algérie pour la formation des jeunes cinéastes algériens.
Cette énumération des différents rôles qu’il a pu jouer dans la libération puis la construction du pays n’est pas exhaustive. Tout cela dans l’ombre et dans la discrétion. Ce qui peut en partie expliquer l’oubli dont il fait l’objet.
Quant à la naissance de ce livre, elle s’est imposée à sa mort. Je n’ai pas connu mon père de son vivant, sinon quatre mois avant qu’il ne s’éteigne. Quatre mois cependant riches de souvenirs et d’enseignements. D’autant qu’il pressentait que la mort était proche et que nous avions perdu beaucoup de temps. Je découvrais alors mon histoire personnelle mais aussi mon Histoire collective et essentiellement celle liée à la décolonisation. Je voyais les témoins s’éloigner et des pans entiers de l’Histoire tomber dans l’oubli.
Le témoignage de la vie de Serge Michel était incontournable. L’écrire était un geste citoyen.
2- En tant que témoin direct de l’Algérie qui luttait pour son indépendance, comment Serge Michel jugeait-il l’Algérie indépendante ?
(photo) Serge Michel à son bureau
Serge Michel était un journaliste mais aussi un excellent analyste politique. Il savait qu’une indépendance qui naît dans une guerre aussi violente et un mouvement nationaliste forgé dans les conflits et les contradictions ne pourrait être que contradictoire. Il ne s’attendait ni à un enfer, ni à un paradis.
Pour le reste, s’il a quitté l’Algérie de Boumediene sitôt après le festival panafricain dont il avait été le grand ordonnateur en 1969, c’est qu’il n’y trouvait plus la liberté nécessaire à son expression. Et comme il avait coutume de le dire « Quand on n’est pas d’accord, on s’en va », il a quitté l’Algérie pour l’Italie puis l’Afrique. Il n’est revenu en Algérie qu’à la mort de Boumediene. Pour le reste, il n’a jamais manqué dans ses chroniques de pointer les travers de ses concitoyens – il avait la nationalité algérienne – de sa plume acerbe certes mais avec beaucoup de discernement. Ce qui est d’ailleurs du rôle et du devoir de tout chroniqueur et du journaliste en général.
3- Menacé par les islamistes, Votre père a du quitté l’Algérie pour se réfugier et se soigner en France. Quel a été son état d’esprit pendant cette période ?
Pour raisons de santé, mon père s’était installé dans le M’Zab. Il pensait bien y terminer ses jours. Le fondamentalisme religieux en a décidé autrement. Serge Michel l’Algérien a vécu son départ précipité pour la France comme un véritable exil. Tous les jours, il téléphonait au Commandant Azzedine pour le supplier d’organiser son retour. Je l’ai entendu lui dire: « Ne me laisse pas crever chez les gaouris ». Il avait même envisagé d’écrire un roman qui aurait eu pour titre – on retrouve là son humour et son irrévérence- « Allah m’a tué ». Sinon, il lisait beaucoup. Il a même fondé en 1995, à Paris, avec des journalistes réfugiés comme lui, le quotidien Alger Info International. Il y était conseiller et a régulièrement tenu la chronique de ses mémoires.
Ce retour aurait pu être considéré comme un échec mais je ne suis pas certaine qu’il l’ai vécu ainsi. Il n’a jamais cessé d’écrire ni d’agir. Et surtout il n’a jamais remis en cause la légitimité de son combat et sa foi en ce pays qu’il avait choisi et qui l’avait choisi.
4- Vous publiez « Vigné d’Octon, un utopiste contre les crimes de la République », un autre livre sur le colonialisme. Est-ce que la France arrivera un jour à reconnaître ses crimes coloniaux? Et que pensez-vous de la surenchère entretenue autour de l’hypothétique traité d’amitié franco-algérien?
Mon père est à l’origine de ma démarche d’écriture tout comme de ma passion pour l’Algérie et pour cette période mal connue aussi bien en France qu’en Algérie, de la décolonisation.
En France le sujet est toujours polémique. Et je dirais même plus que jamais avec, ces dernières années, un retour en force de l’idéologie coloniale. Les personnages comme Serge Michel, comme Vigné d’octon, précurseur de l’anticolonialisme sont des personnages disqualifiés car porteurs d’une vérité elle-même disqualifiée. A la publication de la biographie de mon père, mon éditeur, Bernard Césari de chez IbiPress m’a suggéré de m’intéresser à ce député de la troisième République, le premier à dénoncer à la tribune de l’Assemblée nationale les massacres commis par l’armée française et ses supplétifs dans les colonies. Un personnage qui écrivait dans l’un de ses pamphlets, La Sueur du bunous publié en 1911: « J’ai fait ce rêve. Il y avait enfin sur la terre une justice pour les races soumises et les peuples vaincus. Fatigués d’être spoliés, pillés, massacrés, les Arabes et les Berbères chassaient leurs dominateurs du nord de l’Afrique, les Noirs faisaient de même pour le reste de ce continent, et les jaunes pour le sol asiatique… » Parce qu’il dénonçait les exactions des conquêtes et les abus du pouvoir colonial notamment en Algérie où il vécut quelques temps pour les besoins de ses enquêtes, le parti colonial tenta d’étouffer sa voix. Il est temps aujourd’hui de lui rendre justice.
A signaler la réédition de son autre pamphlet, La Gloire du sabre aux ed. ANEP, préfacé par le président Bouteflika, dans la collection Voix de l’anticolonialisme, en 2006.
En ce qui concerne le traité d’amitié franco-algérien, en tant que citoyenne française attachée à l’Algérie je souhaite bien évidemment que cela se fasse un jour. Ce serait bien d’établir une relation apaisée basée sur la reconnaissance et l’estime mutuelles. Mais il faut bien savoir que ce traité d’amitié n’est pas qu’un élan du coeur, pour cela pas besoin de traité, c’est aussi et surtout un accord diplomatique impliquant un certain nombre d’échanges. Il faudra passer par la reconnaissance des crimes coloniaux, et non la repentance, un terme à mon sens inapproprié compte tenu de sa coloration religieuse.
En considération du contexte et de la puissance du lobby procolonial en France aujourd’hui, je ne pense pas que nous en prenions le chemin, du moins pas dans l’immédiat.
5- un mot pour conclure ?
Mon père disait qu’il n’écrirait pas ses mémoires car il ne croyait pas en l’Histoire. L’actualité semble lui donner raison. De part et d’autre, le politique tente – et parvient parfois – de mettre main basse sur la mémoire, en s’appropriant l’écriture de l’Histoire.
En France, on légifère pour réhabiliter les aspects positifs de la colonisation. En Algérie, on a longtemps privilégié les récits glorieux de la guerre de libération occultant les luttes intestines. Les hommes de pouvoir entretiennent leur héroïsme en gommant ce et ceux qui leur font de l’ombre. En France, Serge Michel, comme d’autres combattants de l’impossible, n’existe pas.
En Algérie, il n’existe plus. Si ce n’était la vigilance de quelques citoyens, comme vous, comme Nourredine Khelassi dans un récent article du quotidien La Tribune consacré à Cherif Guellal, Tabti, Serge Michel et autres oubliés de l’Histoire, celle d’historiens indépendants aussi en Algérie comme en France, quelle mémoire laisserions-nous à nos enfants ?
Interview réalisé par Fayçal Anseur
Pour www.algerie-focus.com
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(1)Historique
…Lucien Douchet, de son vrai nom, débarque en 1950 dans l’Algérie coloniale et adhère à l’Union démocratique du Manifeste algérien de Ferhat Abbès dont il devient la plume attitrée. Il sera Serge Michel, contraction patronymique en guise d’hommage à Serge Victor, révolutionnaire russe, et à Louise Michel, héroïne de la Commune française de 1871. Ami du philosophe français Henri Michaux et (1), notamment, des Algériens Kateb Yacine et Jean Sénac, il sera aussi le confident, le conseiller, le spin doctor, comme on aurait dit aujourd’hui, de grands d’Afrique comme Patrice Lumumba, Amilcar Cabral. Mais aussi de géants du cinéma italien comme Rossellini, Pontercovo et Visconti.
Polyglotte et polyvalent en diable, il sera tout à la fois, politique, journaliste, scénariste, écrivain et créateur de journaux. Trois symboles caractérisent cet Algérien jusqu’à l’entêtement : c’est lui qui ramena à Alger Gillo Pontecorvo pour réaliser La Bataille d’Alger ; c’est lui qui, le premier, remplaça le drapeau français par l’emblème algérien au fronton du Palais du gouvernement d’Alger, au lendemain de l’indépendance ; et c’est aussi lui qui jouera un rôle prépondérant dans la création d’Algérie presse service (APS), du journal Echaab et de la mise en place du cinéma embryonnaire de l’Algérie indépendante. C’est lui également qui a créé le journal Alger ce Soir, formant de nombreux journalistes algériens dont les talentueux Bachir Rezzoug et Kamel Belkacem.
Serge Michel, artiste peintre, caricaturiste, chroniqueur et éditorialiste, fut aussi une des plumes de feu du journal de l’Algérie combattante, El Moudjahid. Il sera plus tard le gestionnaire efficace et lumineux que Mohamed Seddik Benyahya avait sollicité pour organiser le premier Festival panafricain d’Alger, en 1969.
Journalisme alimentaire
Dans l’Algérie ingrate des années 1980 et dans celle de l’intolérance de la décennie 1990, Serge Michel sera contraint au journalisme alimentaire. Le journaliste des grands espaces deviendra un pigiste anonyme. Le génie de la plume caustique et irrévérencieuse écrira alors dans des feuilles ordinaires comme un naufragé jetterait des bouteilles à la mer. Il le fera de Ghardaïa. En 1994, année rouge du terrorisme nihiliste, il trouvera un jour son chat égorgé devant sa porte avec une inscription lui rappelant sa condition oubliée de «gaouri». Le message lugubre bien compris, il reviendra en France, en Seine Saint-Denis la Rouge où il décédera en juin 1997 d’ennui, de tristesse et de nostalgie pour son Algérie tant aimée. Il fut enterré en Algérie…
Noureddine Khelassi, La Tribune
(1) Henri Michaux est poète. Il n’est pas philosophe.