Les Algériens et la France/ Je t’aime… moi non plus !

Redaction

Cette année, la France est l’invité d’honneur du Salon International du Livre d’Alger (SILA). Algérie-Focus en a profité pour interroger les visiteurs algériens du salon à propos de leur vision de la France et de ses rapports actuels avec l’Algérie.

Pour beaucoup d’éditeurs, la relation à la France exprime un lien plus profond à la langue française. L’Histoire est encore souvent bien présente, et certains regrettent les rapports « particuliers » que l’Algérie conserve avec la France et sa culture linguistique : « Cela me fait mal au cœur, car nous tournons le dos à l’Afrique », explique Malek, qui s’occupe pourtant d’une maison d’éditions francophone.

Pour Malek, l’arabe dialectal, de par ses liens avec la langue française, souffre de son manque d’autonomie linguistique : « Nous restons soumis, linguistiquement et politiquement, à la vision de la France ». Selon lui, les difficultés actuelles du pays doivent être allouées à son manque d’indépendance. Que ce soit sur le plan politique et économique, avec des hommes d’Etat qui ne se tournent que vers l’Europe et l’Occident, ou sur le plan culturel et intellectuel : « Ce n’est pas une révolution physique et violente qu’il faut à l’Algérie, c’est une révolution intellectuelle et artistique, et cela passe par l’émancipation linguistique, par la réappropriation de l’arabe littéral ».

Cette vision d’une France ‘impérialiste’, présente au Sila, ne fait pas l’unanimité, et entre souvent en concurrence avec un autre type de domination linguistique, celui de l’arabe littéral justement, qui est loin d’être plébiscité par les différentes personnes présentes dans l’enceinte de la foire en ce week-end d’Octobre.

En discutant avec les responsables d’une maison d’édition de livres en tamazight, on peut en effet obtenir un son de cloche différent : « Nos relations avec la France et avec la langue française offre la possibilité d’une culture riche et plurielle, et l’enseignement trilingue dès la plus tendre enfance est tout à fait possible », explique Kamel. Il évoque des relations « apaisées » avec les Français, notamment depuis la présidence Hollande, qui a permis un réchauffement des rapports diplomatiques, notamment à travers les voyages de nombreux ministres français, venus s’entretenir dans la capitale avec leurs homologues algériens.

Plaidoyer pour le trilinguisme

A l’inverse du témoignage de Malek, il évoque l’importance des langues vécues et des parlers populaires : « L’arabe littéral est une langue morte, alors que le ‘derja’ et les langues berbères nous les vivons au quotidien ». Tout le problème se trouve donc dans le système éducatif pour Kamel, qui regrette qu’un véritable enseignement trilingue, avec l’arabe dialectal, le berbère et le français, ne soit pas mis en place.

Les responsables de ces deux maisons d’éditions voient donc les rapports de l’Algérie à la France à travers son influence culturelle, et si certains la considèrent sous une augure positive, d’autres la voient dans sa dimension impérialiste. Toutes ces questions résident dans les rapports de pouvoir sous-jacents à l’expansion des cultures linguistiques : le monde arabo-musulman avec l’arabe littéral, le monde francophone avec  la langue française.

Pour Rabah, qui est en train de traduire ‘Nedjma’ en berbère, le célèbre roman de Kateb Yacine, la France doit aussi être considérée à travers son rapport avec le monde anglophone : « En Algérie, ce sont les Français et les Anglo-saxons qui s’affrontent, et la France perd du terrain en ce moment ».

En se baladant dans les allées du salon du livre, on peut en effet remarquer au cours des discussions avec les plus jeunes que la langue de Shakespeare est de plus en plus populaire : « J’aime bien le français, mais je préfère l’anglais, et c’est la langue de l’avenir et de la mondialisation » explique Arwa. La France, pour beaucoup de ces jeunes algériens, n’est plus ce pays fascinant vers lequel les nouvelles générations rêvaient autrefois de partir, se tournant dorénavant, du moins dans leurs discours, vers les pays anglo-saxons, mais aussi vers l’Allemagne.

Le poids de l’histoire

Auprès des moins jeunes, l’incident diplomatique récent avec le ministre Hamid Grine a réveillé des douleurs anciennes. Beaucoup d’Algériens ont été choqués de la manière dont la police des frontières française a traité un de leurs ministres, qui représente le peuple à l’étranger : « Ce n’est pas normal de traiter les Algériens ainsi, c’est une humiliation de plus pour notre peuple », explique la secrétaire générale de la fondation de l’émir Abdel Kader.

Pour la responsable de cette fondation, les relations entre la France et l’Algérie ne sont pas tout à fait apaisées car les pages de l’Histoire ne sont pas encore écrites comme il le faudrait, et les souvenirs de la guerre d’indépendance semblent subsister : « Les Algériens ont su tourner la page, c’est extraordinaire! Mais, ils aimeraient que la France reconnaisse les crimes de l’Histoire, qu’elle fasse un état des lieux ». Malgré tout, malgré cet incident et cette mémoire de l’Histoire si difficile à construire pour ces deux pays qui, s’ayant affrontés lors d’une brutale guerre d’indépendance, cette femme passionnante parle de la relation entre l’Algérie et la France avec une certaine douceur, notamment lorsqu’elle évoque les relations de l’émir Abdel Kader avec Napoléon III, amicales, et qui laissaient augurer un « royaume arabe » ambitieux, moins une colonie qu’un partenaire fidèle de la France. Mais la guerre avec la Prusse et le renversement de l’empereur français a redistribué les cartes de l’Histoire.

On observe donc un rapport à la France reflétant des différences ethniques et linguistiques, mais aussi générationnelles : si les jeunes générations la considèrent essentiellement à travers le potentiel d’avenir qu’elle représente par rapport à d’autres nations, les plus anciennes la voient encore sous l’angle de l’Histoire et de la guerre d’indépendance. Ce sont différents visages qui s’expriment. Celui d’une historienne curieuse, d’une intellectuelle dédiée au souvenir de l’émir depuis plus d’une vingtaine d’années. Celui de jeunes algériennes belles et pétillantes qui rêvent d’un avenir prospère. Celui de sages berbères qui songent au multiculturalisme de leur terre algérienne, avec une place légitime offerte à la France et à son patrimoine linguistique. Les nations françaises et algériennes seront-elles capables de réconcilier ces visions plurielles ?

Tahar S.