« Combien de maris ai-je eus finalement ? Je ne saurais le dire ; après plusieurs nuits d’horreur, j’ai appris à m’en aller. »
La narratrice a seize ans lorsqu’elle est enlevée puis violée par des fanatiques islamistes. Sa sœur ainée, kidnappée quelques temps avant elle, a été tuée.
La puissance du récit tient à son extraordinaire capacité à énoncer l’innommable, l’indicible réalité. Le corps entier du livre de Wahiba Khiari est limpide. Nos silences*, œuvre sculptée par une adolescente devenue une femme, livrée en pâture à des maris meurtriers, a été publiée aux Editions Elyzad. Cet éclat de vie rend clair les fonds d’ombres d’une Algérie gisante. C’est un témoignage poignant, et en même temps, une œuvre poétique.
« C’est h’ram de se refuser à son époux, tu ne voudrais pas mourir dans le péché, non ? Je suis entaillée, je suis une brebis qu’on s’apprête à dépouiller. Je crie… Il ouvre la porte. Non, ce n’est pas lui. Un autre (…), le même souffle, le même dégout, la même fatiha pour un autre mariage et une autre souffrance plus crue. »
Nos silences, ceux toujours acceptée, « nos » mutismes, ceux des femmes violées dont les fronts restent baissés, qui se taisent au nom d’une morale, d’une tradition ou d’une religion ; nos silences prennent enfin la parole sans rage ni cris. La narratrice ne sombrera pas dans la haine, défi qu’elle érige en force contre ceux qui voudraient l’y enfermer.
Au nom de ces multiples silences, elle tient par-dessous tout, à sauver le verbe, la parole, car c’est à travers elle, que leurs silences, ceux des femmes mutilées, seront entendues.
» Si je pouvais, écrit-elle, je déverserais sur eux toutes les encres envenimées, dans cette vie et celle d’après. Je cracherais ma rage, jusqu’au vomis, sur cette feuille et celle d’après. Mais je me suis juré de ne pas salir le verbe qui rend hommage aux belles silencieuses. »
Il est temps de dire, de rendre compte d’un réel inacceptable qui fut pourtant celui de nombreuses jeunes filles et de femmes. Ce récit littéraire qui m’est apparu comme un monologue intérieur, m’a fait penser à des rognures arrachées à un passé torturé par le frottement d’êtres dénués d’humanité. Pourtant La narratrice parle de ses bourreaux comme des maris qu’elle a perdus.
« Finalement, l’un d’entre eux a réussi à m’ensemencer. Labourée comme je l’ai été, c’est normal que je finisse par germer. »
L’enfant de la charogne est en elle et viendra bientôt au monde.
« S’il avait été l’enfant de l’amour, j’aurais paniqué à la vue de ces coulées de sang le long de mes cuisses. Seulement voilà, il n’est l’enfant de rien du tout, lui. Il est erreur de la nature, le résultat de l’union d’un cadavre avec ses charognards qui ont « déchiqueté son corps avec leurs mains sales. «
Ceux qui « ont retaillé l’islam à leur mesure, rajouté les vierges à leurs listes de butin de guerre,» ont fini tué par l’armée durant une nuit bruyante de balles. Leur veuve n’est pas éplorée. Pardonner serait compromettre le verbe de celles qui ne peuvent plus parler. Il ne reste plus qu’à partir. Aller là-bas, ailleurs, s’enfuir loin des « Misérables. »
« Pardonner ? Mais personne ne m’a demandé pardon à ce que je sache. Qu’ils se réconcilient entre eux, s’ils veulent, je ne serai pas la gazelle qu’on empaille comme un trophée de chasse. «
Fadéla Hebbadj
(*)Nos silences de Wahiba Khiari a reçu le prix Senghor 2010