Depuis quelques temps je suis malade. L’heure ne tourne pas sur l’horloge au fond de la chambre et mon corps se crispe de dégoût toujours davantage il se resserre et l’heure ne tourne pas. Comment être patient face au temps immobile c’est impossible, impossible de se raisonner courage ça va passer ça va être fini attends un peu juste un peu. On ne peut pas attendre quand le temps ne passe pas. On ne peut pas attendre on ne peut rien. Juste laisser ce corps se comprimer encore toujours jusqu’à quand jusqu’à toujours.
Il y a bien un moyen pourtant. L’autre côté de la porte. Passer de l’autre côté de la porte. De l’autre côté je le sais l’heure tourne le cœur respire. Aller là-bas ou résister encore essayer de résister mais pourquoi pas après tout aller là-bas derrière la porte je ne suis pas si loin je pourrais y aller je me souviens je me suis assise là pour ça, pour être près.
Je pourrais si je voulais pourquoi pas attends un peu quand même peut-être que ça va aller mieux on dirait que ça va mieux, déjà, un peu.
J’essuie mes mains sur mon pantalon, je reprends le stylo, je crois que ça va mieux, peut-être.
D’abord j’ai cru à la claustrophobie. Mais peu m’importe d’être enfermée dans une salle de cours si je suis seule. Ce qui m’est tout à fait insupportable c’est cet amas permanent de peau de chair de volubilité. Les gens.
I
Les étudiants. Les étudiants qui m’encerclent, sereins, intelligents, à l’écoute, détestables. Je peux prévoir leurs gestes leurs mimiques leurs soupirs. Je les connais. Ils n’oublient jamais leur corps. Même lorsqu’ils semblent parfaitement concentrés le corps est là. La concentration mimée. Et même la distraction. Leurs corps plombés par cette attention lourde de chaque seconde m’écrasent, peu à peu de plus en plus chaque seconde je sens leurs corps. J’étouffe. A nouveau j’étouffe ça recommence j’essaie de m’échapper de la nausée pour ne pas tomber je me raccroche j’essaie à la voix du professeur mais l’horreur est là aussi là encore le corps et les mots qui ne veulent plus rien dire le fil de la voix du professeur je n’arrive pas à l’attraper j’essaie – j’essaie de me forcer à écrire mais le stylo quitte ma main le fil se distend et le stylo quitte. Ma main ne tient plus ni les jambes ni rien je dois sortir je sors maintenant je sors.
Je me lève – un, deux, trois, quatre, cinq – je compte le nombre de mes pas – six, me voilà de l’autre côté de la porte.
Dans le couloir.
Le téléphone a sonné. On a parlé. Maïssa a voulu savoir si j’allais bien. J’ai dit oui. C’est vrai que ça va bien, quand même. Depuis que je me laisse. Que je me laisse seule comme je veux comme je me sens bien. Maïssa veut que je sois là demain soir c’est pour un anniversaire ça va être sympa c’est l’anniversaire de Malik tu sais celui que tu as vu au musée du Bardo.
Au musée je me souviens. J’allais bien ce jour-là de marcher dans les allées du musée ça m’allait bien j’aurais pu rester longtemps. Et puis après les autres ont voulu aller boire un verre alors j’ai vu tout de suite le bar la fumée la conversation le bruit du bar et les gens qui passent, qu’on sent passer derrière son dos qui vous bousculent et un homme dans le fond qui vous regarde vous savez bien qu’il vous regarde chaque fois que vous tournez la tête il vous regarde alors il ne faut plus regarder par là c’est un espace en moins l’espace qui rétrécit ça recommence
Maïssa parle je sens que je ne l’entends plus je commence à trop sentir mon corps au point de ne plus pouvoir écouter pourtant on ne voit rien – si bientôt on me dit tes mains tremblent regarde tu trembles je dis oui souvent elles tremblent c’est rien et aussitôt je regrette je regrette de n’avoir pas dit je me sens mal je m’en vais au revoir. Alors je me rappelle l’homme au fond qui me regarde quel salaud c’est lui qui m’a pourri la soirée à me regarder comme ça il m’a rendue malade pourtant j’étais bien avant j’étais bien avant lui et son regard il faut me laisser tranquille. Ne pas me parler ne pas me regarder alors je me sens bien. Mais là dans ce bar ce n’est pas possible avec tous ces gens qui parlent et qui regardent.
J’ai vu tout ça quand on a proposé pour le bar alors je n’ai pas eu le courage. Je n’ai pas eu le courage et j’ai dit je suis fatiguée et puis je me lève tôt demain alors je vais rentrer. Alors tout le monde est rentré. Pas de bar après le musée. Le musée c’est bien on peut marcher les gens regardent les murs pas les gens ils nous laissent tranquilles. On peut se dégager du regard des gens dans le musée et regarder les choses trouver les choses belles de temps en temps seulement regarder les autres leur sourire pour dire que les choses sont belles. Mais l’anniversaire. L’anniversaire c’est mieux que le bar peut-être. Peut-être il y aura un balcon et je pourrai fumer seule sur le balcon à l’air du dehors. Je pourrai rentrer de temps en temps parler un peu jusqu’à la douleur puis aller sur le balcon, respirer un peu avant de revenir.
Je pourrais faire ça. Ca me semble possible. J’ai dit oui. J’ai dit oui à Maïssa pour l’anniversaire j’ai bien fait je crois.
Maïssa ne sait pas pour mon problème avec les gens et il ne vaut mieux pas qu’elle sache. Que les gens ne sachent pas c’est la seule chose qui me pousse encore à faire semblant, à dire oui de temps en temps pourtant j’aimerais le dire. Le dire pour abandonner, définitivement, cet effort de voir les gens après je serai tranquille, je pourrai rester seule chez moi toujours. Mais alors après, je sais, ce sera pire il faut que je garde quand même cette habitude d’être avec les gens sinon après ce sera trop tard sinon après plus jamais je ne pourrai venir au milieu des gens. Je le sais il faut que je fasse attention que je m’oblige de temps en temps à être avec les gens. Je ne dois pas le dire. Je peux juste dire… comme ça… des fois que je suis fatiguée. Que j’ai trop de travail. Je dis toujours que j’ai trop de travail alors les gens pensent que je suis très sérieuse on me dit c’est bien, toi au moins tu es sérieuse. Je ne comprends pas que les gens ne comprennent pas à ce point qu’ils ne voient rien. Les gens aiment se dire que je suis sérieuse pour ne pas voir que c’est parce que je les déteste que je préfère le travail c’est plus facile de voir les choses comme ça mais je commence à être méchante. Pourtant je sais à quel point c’est ma faute. Ce n’est pas de leur faute s’ils m’ennuient s’ils me pèsent s’ils me dégoûtent. Je sais que c’est ma faute mais quand même justement tout ça, qu’ils ne le voient pas. Ils sont tout le temps enfermés dans eux pour ne rien voir.
Je sais ce qui se passera après l’anniversaire. Après l’anniversaire tout le monde va rentrer chez soi et se demandera s’il a fait bonne impression. Certains auront un sourire au coin des lèvres qu’ils auront du mal à réprimer ce soir je crois que j’ai été pas mal ils riront en pensant à quelques-uns de leurs mots d’autres seront plus anxieux ils rentreront abattus déprimés une phrase les hantera une phrase qu’ils ont dite minable ridicule quelle horreur quelle horrible soirée. Alors tout le monde rentrera en se demandant s’il a fait bonne impression mais personne ne se demandera ce qu’il a pensé des autres, si les autres auprès de lui ont fait bonne impression. Alors on voit bien quand même le problème que c’est les gens.
Chacun passe sa soirée tout seul à se regarder tout seul à se juger tout seul les autres sont rien que le miroir… une scène de théâtre que l’on s’invente pour se mettre en scène.
Ce n’est pas moi la plus solitaire. Si je souffre des autres…des gens… c’est que j’ai conscience qu’ils existent que je sais moi que je ne suis pas toute seule que ce n’est pas juste un jeu entre moi et moi mais que les autres existent avec tout leur corps et leur moi. Moi au milieu des moi c’est ça qui est étouffant pour ne pas étouffer il faut oublier que les autres sont des moi comme ça ils semblent plus légers ils sont juste une image flottante juste un mur sur lequel renvoyer des balles juste un décor factice de carton. Il faudrait que j’oublie l’ego la vie la chair le sang
L’orgueil la blessure la pesanteur de tout ça. L’oublier pour n’être qu’avec moi, même quand je suis avec l’autre comme ça je serai bien avec les autres mais seule parce que j’aurai oublié qu’ils existent.
Oublier. Il faut que j’oublie. Mais je n’oublie pas je me rappelle comme d’une sentence de demain l’anniversaire. Souvent il y a du monde à un anniversaire. Je vais rester seule, bien seule jusque-là ce sera bien et puis j’irai. J’irai. Je l’écris sur du papier. J’écris : interdit de ne pas aller à l’anniversaire de Malik. Je mets la date et je signe. J’espère que je vais avoir le courage… qu’il y aura beaucoup d’air dans l’air demain et que peut-être même ce sera facile.
II
Les enfantillages. Elle se rappelle les enfantillages. Elle se rappelle du mot, surtout, enfantillages. Cesse tes enfantillages. Il faut cesser les enfantillages. Pourquoi ? Parce que c’est bête parce que ça agace les adultes qui eux ne font plus d’enfantillages. Les bêtises des enfants. Souvent elles sont dangereuses les bêtises des enfants. Mais ils ne le savent pas. Ils grimpent aux arbres. Tout en haut des arbres. Ils s’en moquent du danger. Ca les fait rire les enfants le danger. Alors ils grimpent toujours plus haut. A l’abri des adultes à l’abri du regard des adultes qui ne veulent pas qu’on monte aux arbres. Ils savent… eux… que c’est dangereux. Farid et elle toujours les premiers en haut des arbres… tout en haut… elle s’en souvient. Les autres enfants les autres filles ne savaient pas si bien monter aux arbres… pas comme Farid et elle. Avec Farid elle pouvait faire toutes les choses, avec Farid c’était bien les vacances avec Farid elle était amoureuse. Elle le voyait pour les vacances, après plus rien, juste les vacances, à la montagne… au Bled… au village natal avec Farid dans les arbres. Après, l’école et les autres, ceux dont on ne sait pas s’ils montent aux arbres parce qu’ils ne sont là qu’à l’école. Ils pleurent et la maîtresse vient. Ce sont les petits qui pleurent. Elle… elle ne pleure jamais à l’école. Même quand elle a très mal.
Cesse tes enfantillages. Elle pense qu’elle n’a jamais dit… elle… cette phrase.
Je vais t’aimer comme à l’orage… avait-il dit. Je me souviens de cette phrase comme d’un enchantement. Je l’ai suivi dans cette montagne de l’amour et de l’orage en chantonnant légère et aguicheuse une chanson d’enfant. L’homme que je suivais marchait dans la montagne et parfois parlait. Regarde la route là-bas. Elle déchire le paysage. Mais bientôt les arbres vont pousser tout autour et on ne la verra plus. La montagne va cicatriser de ses plaies… bientôt.
C’est là que j’ai commencé à penser que peut-être il mentait, que peut-être il n’était pas un homme de la montagne malgré sa peau brune et son pantalon usé. Il était triste pour une route comme celui qui vit au milieu des routes et qui voudrait que les arbres poussent comme celui qui connaît la tristesse des routes. L’homme de la montagne sait que les choses sont longues il ne s’inquiète pas de savoir combien de temps pour que les arbres poussent. Il sait que le temps est long en général. J’ai commencé à sentir la colère de ce mensonge de l’homme qui voulait tromper les rêves et j’ai voulu qu’il meure. Et puis la tendresse est revenue pour cet homme qui avait voulu être un rêve pour me plaire.
Avec les filles on avait vu l’homme qui nous regardait on disait qu’il était différent et qu’il était un homme et un homme de la montagne. Et Karima a dit venez et elle est allée vers l’homme avec nous qui la suivions. Karima a dit à l’homme qu’il ne fallait pas regarder les femmes comme ça et que si on les regardait il fallait leur offrir à boire et pas seulement les regarder que ça ne se faisait pas de seulement regarder mais qu’il fallait aussi offrir à boire. Que c’était comme ça… que lui peut-être il ne le savait pas parce qu’il était de la montagne mais qu’à la ville on faisait comme ça et que nous on venait de la ville. Alors l’homme a demandé un verre et il me l’a offert, en me regardant et en ne disant rien. Les filles sont parties en sautillant vers les danseurs du bal et je suis seule avec l’homme. On ne parle pas on regarde les filles qui tournent sur elles-mêmes les bras tendus au milieu du bal jusqu’au vertige. L’homme ne dit rien encore puis il me demande pour les vacances. Il ne demande pas pour mon âge il demande seulement pour les vacances si je suis contente de ces vacances à la montagne et des choses comme ça. Il demande pour mes amies si on est venues ensemble et je lui ai beaucoup parlé de l’amitié et il a dit que c’est une chance d’avoir des amis, que c’est très important l’amitié et là nous ne nous sommes plus rien dit jusqu’à ce qu’il parle de l’amour et de l’orage.
Je me suis souvent demandée la sensation du couteau dans cette chair ce qu’elle aurait été. Mais je n’y arrive pas. Je ne connais pas la sensation du couteau dans la chair. Alors j’arrête d’y penser, j’essaie. Je me rappelle du visage de l’homme face au couteau un visage de mort. Il avait ce visage de la mort alors que je ne l’avais pas tué. Il a cru… peut-être… un instant que je l’avais tué que le couteau était dans sa chair. On aurait dit qu’il l’avait cru. Il ne bougeait pas… pas un mouvement… sa main qui restait sur mon sein l’autre sur la terre et ce corps qui ne bougeait pas.
C’est moi qui aie bougé qui me suis sortie du dessous du corps de cet homme. J’ai laissé son corps immobile dans la terre et je suis partie. Je n’ai pas couru je suis partie en tenant bien le couteau dans ma main. Ne pas courir avec un couteau dans la main. Surtout dans la montagne. Il y a les racines des arbres qui sortent de la terre pour vous faire trébucher et les feuilles qui vous font glisser. Ne pas courir avec un couteau dans la main.
Je n’ai pas couru je suis arrivée… lentement… à la place du village. J’ai vu les filles… pas tout de suite puis je les ai vues. Elles parlaient avec des hommes elles étaient belles sur la place du village. Je n’ai pas voulu les rejoindre je me suis assise dans l’herbe… tout près et je les ai regardées. Je les ai regardées parler et danser avec les hommes et j’ai compris comme on était belles. Les jeunes filles comme des morceaux de désir éparpillés sur la place et les hommes qui sont là qui ne peuvent pas faire autrement que d’être là ils n’y peuvent rien les hommes à toute cette beauté. Les hommes n’ont pas de chance ils ne peuvent que désirer et puis plus rien. Les filles ne veulent pas d’eux elles sont trop jeunes ou trop timides et elles ont des couteaux. Des couteaux pour les hommes qui ne savent pas qu’ils n’y peuvent rien et qu’il faut rester tout seul avec son désir et ne pas aller dans la montagne avec les filles qui ont des couteaux.
Je me demande…quand même… cette sensation ce que cela fait. Je reprends le couteau dans ma main et je le regarde. Il pourrait être rouge par le sang être sale par le sang mais il est propre il brille à la lumière vert jaune bleu des loupiotes autour de la place. Le couteau n’a pas traversé le corps de l’homme et l’homme je me demande où il est à présent. Je n’ai pas peur qu’il revienne. Mais je me demande. Peut-être encore allongé sur la terre peut-être qu’il a tout à fait oublié qu’à un moment il faudra qu’il se relève qu’il marche jusque chez lui qu’il se souvienne de cette histoire comme d’une histoire passée.
Moi je m’en souviens déjà comme d’une histoire passée il y a longtemps. Les filles ont quitté les hommes…elles veulent savoir pourquoi je ne danse pas. C’est la fatigue. Déjà la fatigue je disais. Karima ne me parle pas elle regarde ailleurs je crois qu’elle m’en veut encore pour l’homme que j’ai pris sans lui laisser. Il lui plaisait et il m’a regardée et je l’ai pris. Karima ne pardonne pas ça pas tout de suite puis elle pardonne après. Les filles se sont assises à côté de moi sauf Karima qui reste debout et qui se tourne vers moi pour me dire que j’ai l’air saoule. Je ne réponds pas. Une fille rit et dit que elle c’est sûr elle est saoule. Karima allume une cigarette et s’assoit un peu plus loin. Elle dit qu’on est toutes saoules et qu’elle en a marre de nous qu’on soit saoules comme ça pour rien. Les filles sont saoules c’est vrai. Moi je ne sais pas. Je demande une cigarette à Karima… elle envoie tout le paquet et le paquet cogne ma tête. Les filles rient. Finalement je ris moi aussi de les voir rire comme ça pour rien ça me donne envie de rire. Karima soupire, écrase sa cigarette et dit qu’on n’a qu’à faire ce qu’on veut mais que elle… elle s’en va.
Et elle s’en va et elle marche vite. Une fille dit « Attends » et les autres se lèvent. Quelle emmerdeuse dit quelqu’un. On rentre en riant beaucoup et fort sauf Karima qui marche devant très vite.
Dans le noir de la maison en pyjama on a encore beaucoup ri. Karima fumait les yeux fixés vers le noir. Et puis la nuit a passé, comme les autres. Le lendemain Karima a vomi et ça l’a fait rire… beaucoup… elle n’était plus fâchée. Karima ne reste pas longtemps fâchée. Alors nous on sait… on a l’habitude… on attend qu’elle rie à nouveau.
Assises sur l’herbe plus personne ne parlait, pendant longtemps sur l’herbe sans parler et puis une fille a demandé. D’abord si je voulais revoir l’homme. J’ai dit que non que hier j’étais saoule que c’est pour ça que je l’avais suivi mais que je ne voulais pas le revoir.
Et puis si je l’avais fait avec lui. J’ai dit que non que je n’avais rien fait qu’on s’était juste promenés dans la montagne. J’ai dit aussi qu’il se prenait au sérieux, avec la montagne et les arbres coupés… des histoires de routes qui le rendaient triste… et que moi je trouvais ça ridicule. Karima a dit que de toute façon j’étais toujours attirée par les débiles… que j’étais comme ça. Et puis elle a dit qu’elle en avait assez d’être là et elle est partie. Quelle emmerdeuse a dit quelqu’un.
Quelques secondes ont passé et on s’est levé nous aussi, on est parti. On pouvait voir Karima marcher devant, au bout du chemin. Quelqu’un a encore dit qu’elle était une emmerdeuse.
Nous sommes rentrées et je suis allée dans la chambre, pour lire et pour fumer. J’ai fumé la fenêtre fermée, jusqu’à ce qu’il y ait un nuage épais et blanc. La chambre était petite et à la troisième cigarette tout était blanc de fumée. Alors j’ai ouvert la fenêtre et je suis allée rejoindre les filles. Les filles étaient sorties pour faire des courses, elles sont revenues avec de la tequila et des citrons. Elles étaient contentes de cette bouteille et elles ont commencé à boire. Moi j’ai attendu un peu. Je ne me sentais pas très bien à cause des cigarettes. Trois cigarettes à la suite c’est trop. Un peu plus tard Yacine est venu. Il a dit qu’on avait l’air saoul et ça nous a fait beaucoup rire, même moi qui n’étais pas saoule. Karima s’est levée et lui a mis une rondelle de citron dans la bouche. Il a fait une grimace puis il a dit qu’on était folles et qu’on était des sales filles. Il a dit aussi que les filles aussi saoules que nous, les hommes, ça ne leur plaisait pas. Alors là ça a été dingue ce qu’on a ri, surtout Karima qui était allongée par terre tellement elle riait, et sauf Yacine qui disait qu’on était folles.
Quand ça a été l’heure de sortir, Yacine a dit qu’il rentrait alors bien sûr on n’a pas voulu on a chanté, on a dansé tout autour de lui et Karima l’a menacé de renverser le fond de la bouteille de tequila sur sa tête s’il ne venait pas avec nous.
Moi j’ai regardé Yacine dans les yeux et je lui ai dit la vérité, que Karima elle était tout à fait capable de le faire, que c’était sûr.
Sur la route vers la place du village on a chanté. Yacine hésitait toujours à danser et à chanter avec nous. Danser, surtout, il ne voulait pas, il disait qu’il ne savait pas. Alors il restait assis dans l’herbe à nous regarder. Puis il partait. Ce soir-là je suis restée avec lui, dans l’herbe. On a fait le jeu des nuages et on a parlé de Karima. Yacine a dit qu’elle était bizarre, quand même. J’ai dit que nous toutes on la trouvait bizarre, aussi, mais que nous toutes on l’aimait bien, quand même. Il a dit qu’il comprenait. Puis il a dit qu’il m’aimait. Il n’a pas essayé de m’embrasser, il l’a juste dit, qu’il m’aimait. Je lui ai dit qu’il se trompait. Il a dit que non, pourquoi. Je lui ai dit qu’il se trompait. Puis on n’a plus rien dit. Un peu après je lui ai dit, que c’était la première fois qu’on me disait ça, qu’on m’aimait. Il n’a rien dit encore. Puis je lui ai dit que les filles aussi saoules ce n’était pas si mal que ça, pour les hommes. Il a ri et il a dit que c’est vrai, ça m’allait bien finalement. Puis il a continué à ne rien dire. A un moment je lui ai dit que c’était bête d’aimer les gens comme ça, pour rien.
De cet amour-là je me souviens comme d’une très belle chose pour toute la vie malgré l’alcool malgré la colère de Karima malgré le sang qui n’a pas été versé malgré tous ces bonheurs de jeunes filles qui ressemblent au mal-être mais qui sont bel et bien le bonheur, le bonheur des jeunes filles saoules qui vont au bal.
Aujourd’hui encore je ne sais pas si on m’a aimée trop ou pas assez ou mal. Mais je crois savoir que l’on m’a aimée pour rien. Tous les hommes qui m’ont aimée m’ont aimée pour rien, je veux dire que les hommes qui m’ont aimée étaient des hommes qui ne me connaissaient pas. Aujourd’hui je dois aller à l’anniversaire de Ghilas et je sais bien que maintenant c’est tout à fait impossible qu’on m’aime à nouveau. Je ne suis plus une jeune fille saoule qui va au bar et je ne sais plus aller au cabaret au milieu des lumières et des gens qui tournent. J’ai promis que je viendrais et je suis prête, en avance même, je suis prête pour partir.
Mais le train m’a fait trop de mal. J’ai voulu continuer, passer les stations, compter dans ma tête pour tromper la douleur mais j’avais trop mal et je suis sortie. L’air était bon dehors et j’ai marché longtemps pour savoir si j’essayais à nouveau et puis non, mes pas m’ont guidée, jusque chez moi j’ai traversé l’air d’Alger jusqu’à mon lit et là j’ai dû arrêter de marcher et j’ai ressenti la tristesse. La tristesse de cette prison du bonheur qu’est devenu mon studio et j’ai téléphoné pour dire. Que je ne venais pas. L’anniversaire de Ghilas j’avais promis mais c’est mon corps je n’ai pas pu. J’ai dit la fatigue, encore.
III
Le désert. Son père parle du désert. Dans les dîners, à la maison, souvent. Il dit que c’est beau de ne voir que ça, le désert, à l’infini et partout, jusqu’au bout on ne voit rien, que le désert.
Elle aurait aimé le désert, rêver du désert. Mais la chaleur. La chaleur ce n’est pas possible pour elle, elle ne peut pas. Un jour son père le lui a dit, que le désert ça pouvait être le froid aussi, que le désert ce n’était pas seulement le sable les dunes et la chaleur, mais c’est trop tard. Trop tard pour le savoir vraiment. Du désert pour toujours elle ne connaît que les dunes de sable et la chaleur et l’infini de son père. Pour le froid, que c’est possible, que ça existe même, elle ne le saura jamais.
Du désert elle ne peut pas rêver.
Les rues étaient désertes je suis sortie, je me promène je me rappelle les odeurs de la nuit. Une nuit je me suis évadée j’ai quitté les filles et les bars j’ai marché longtemps. Ce soir-là plus rien ne m’amusait. Les filles riaient avec les hommes on buvait beaucoup on nous offrait, toujours, des verres. On riait beaucoup entre nous des hommes qui nous donnaient à boire, des hommes qui espéraient des choses avec tout cet alcool. Ils ne pouvaient pas s’imaginer à quel point on buvait, à quel point on savait. On se moquait de ces hommes jamais revus qui nous faisaient danser. Un jour, Karima a été violée. L’alcool n’avait pas suffi, alors le viol.
Mes pas me pressent jusqu’à la petite boutique Tabac et Journaux où l’on vend des cigarettes. Un peu plus cher, mais des cigarettes. Je demande au vendeur sans avoir peur je ne tremble pas, la nuit. Au retour le lit est doux, sauf l’histoire dont je me souviens, qu’il faut aller demain faire les courses je pense au bruit de la caisse au sourire des gens et à la lumière des néons qu’il faudra dévisager mais ce n’est que demain, en attendant je peux dormir et même une cigarette. Je fume, j’oublie un peu la caisse du supermarché je compte les heures qui me restent avant le supermarché il y en a beaucoup je ne suis pas trop effrayée il me reste du temps, encore. Et puis je me souviens. Je me souviens de ma tante qui travaille trop qui dit toujours qu’elle travaille trop qui dit qu’elle n’a pas le temps pour les courses. Je me souviens d’avoir trouvé ça fou de ne pas avoir le temps au point de ne pas avoir le temps de faire les courses. J’avais pensé aux femmes d’avant, celles qui lavaient au lavoir leur linge et qui puisaient l’eau au puits, celles qui cousaient les vêtements et qui n’avaient pas d’aspirateur. On a parlé de ça avec ma tante et cela nous amusait, on disait qu’on serait incapables de vivre comme ça, que c’était une vie bien trop dure, ma tante a dit que si elle avait dû vivre comme ça elle se serait suicidée de trop de travail. Quelques mois plus tard ma tante a perdu son travail elle a vécu le chômage. Elle l’a vécu deux mois, puis elle s’est suicidée.
Cette nuit j’ai repensé au viol et au suicide et je n’aurais pas dû fumer cette cigarette, elle me donne mal au coeur. Pourtant je suis seule je n’ai pas mal au coeur normalement. Mais la nuit est un peu trop chaude. Et il reste cette journée de demain qui n’est pas encore faite et qui ne me laisse pas. Je compte à nouveau les heures il y en a beaucoup, peut-être pas assez. Les sourires sous les néons recommencent et je suis face à eux je peux les voir. La nausée augmente je voudrais bien m’en débarrasser et je sais que je peux c’est trop tard maintenant je me suis souvenue que c’était possible de ne pas faire les courses. Alors tant pis je me lève et j’allume l’ordinateur. Je fume une cigarette à nouveau en attendant que l’écran me réponde pour oublier, un peu, mon échec, celui qui est en train de se produire, devant mes yeux et auquel je ne peux pas résister auquel je ne résiste plus je ne sais pas si j’ai déjà résisté ne serait-ce qu’une fois je m’en veux un peu je me dis que ce n’est pas ma faute, que c’est comme ça qu’il y a des choses contre lesquelles on ne peut pas lutter j’ai envie de pleurer, la cigarette me retient.
Des bulles de couleur dansent sur l’écran, j’ai un petit chariot. Je peux le remplir, je peux changer d’avis, et le remplir encore. Le livreur doit venir. Je n’avais pas pensé hier devant les bulles de couleur que le livreur allait venir. Allait venir, frapper à ma porte. Peut-être même qu’il aurait envie de parler. Qu’il aurait envie de parler du soleil, du travail, de toutes ces choses. Peut-être qu’il allait venir et me trouver belle et vouloir me parler longtemps. Je dois me changer on voit toutes mes épaules je suis jeune encore et la peau des jeunes filles plaît beaucoup aux hommes. J’ouvre l’armoire je choisis des vêtements c’est facile il y a beaucoup de choses laides dans cette armoire. Et puis je prépare tout, le chèque, le pourboire, et tout ira vite avec le livreur j’ouvre je prends les sacs je donne l’argent et je ferme la porte. Je me dis que ça va, ça va aller mais je vois bien je sens bien tout de même que mes mains tremblent, légèrement. Je m’assois je fume je cherche quelque chose à faire en attendant pour ne pas penser à tout ça à ce livreur qui voudra parler, entrer peut-être.
Il y a eu l’interphone, déjà, puis la porte. On frappe. Je dis « j’arrive » mais le son ne sors pas de ma bouche. Je prends l’argent comme ça je lui donne tout de suite ça ira vite je me lève j’ouvre la porte je dis bonjour il entend je lui tends l’argent il sourit il dit un instant je vais poser les sacs d’abord il entre je ne lui ai rien dit et il entre il pose les sacs sur le sol il demande si ça va sur le sol il demande un verre d’eau je dis oui bien sûr je tends à nouveau l’argent il le prend et il parle, il parle de la voiture que c’est un problème de ne pas avoir de voiture pour les courses que c’est parce que je n’en ai pas sans doute que je préfère être livrée je ne réponds pas alors il demande si j’ai une voiture je lui dit que non il en était sûr que je n’en avais pas que c’était pour ça je remplis un verre d’eau je sens son regard derrière moi le verre se brise il y a du sang dans ma main je crie il veut m’emmener à l’hôpital mais ce n’est rien une toute petite entaille vraiment rien pas besoin de l’hôpital il est désolé ce n’est pas de sa faute je remplis un verre d’eau, il boit, longtemps. Il dit qu’il avait très soif il a toujours chaud à courir comme ça toujours chez les uns chez les autres ça lui donne chaud à la fin, et soif. Il demande s’il peut regarder ma main, il se sent responsable c’est un peu de sa faute pour se faire pardonner il peut m’inviter à boire un verre ou un café il a le temps. Je dis que non, que c’est à cause des infos, que ça va être l’heure que je veux les regarder que je n’ai pas le temps et puis encore beaucoup d’autres choses à faire. Il dit qu’il comprend
Il n’a pas l’air de comprendre du tout il dit que de toute façon ce n’est pas grave une autre fois peut-être. Je dis bien sûr merci excusez-moi je referme la porte.
La porte est fermée, il est parti. Je m’étonne de ne pas avoir envie de vomir. Seules mes mains tremblent encore un peu et mon coeur cogne encore mais je ne ressens pas la nausée. Le sang continue de couler, c’est une toute petite entaille.
Cette nuit j’ai rêvé du couteau qui s’enfonçait vraiment dans la chair et au réveil je n’ai pas su pendant longtemps si le couteau avait été enfoncé vraiment. Je ne me rappelle plus cette histoire que comme une histoire qu’on m’aurait racontée, il y a longtemps. Je ne me souviens plus vraiment de la fin. Si le couteau a été enfoncé ou non. Tout de même, je crois bien que non. Les filles n’ont jamais su pour le couteau, et l’homme. Je me demande où peut bien être ce couteau. S’il a tué quelqu’un déjà ou s’il est perdu, rouillé, quelque part inexistant. Avec les filles on disait qu’on n’avait pas besoin d’armes, que les hommes on les connaissait trop pour avoir besoin d’armes. Que le viol de Karen, c’était il y a longtemps, mais que maintenant on connaissait trop les hommes. On était fières de cette connaissance et on s’amusait de leur ignorance à eux, les hommes. On dansait dans les bars, enivrées par cette connaissance et par cet alcool qu’ils nous offraient.
Je n’ai pas toujours cru pour le viol de Karima. Des fois encore je me demande. Des fois je crois. Karima n’avait jamais rien dit de ce viol. Que ça. Le viol. Et puis elle ne disait rien et personne n’en disait rien de ce viol, sinon des fois que peut-être il n’était pas vrai. Pas devant Karima. Devant Karima on croyait le viol. Les autres, les hommes ne croyaient pas le viol, jamais. Ils disaient, simplement, que Karima elle était folle. Qu’elle disait ça pour plaire, que si c’était vrai personne ne le saurait, que ce serait un secret gardé par Karima. Nous on disait que peut-être c’était vrai, que ce viol, il n’avait jamais existé, que peut-être aussi elle avait été violée sans le savoir vraiment, qu’elle n’avait su qu’après, que c’était ça un viol et qu’elle l’avait vécu.
Karima ne s’est jamais tuée. Tout le monde disait ça, aussi, que ce ne serait pas étonnant que Karima se tue, un jour, et qu’on apprendrait ça, un jour, que Karima s’était tuée, qu’il valait mieux le savoir déjà. Je ressens maintenant toute la cruauté de nos dix-sept ans et je me souviens à quel point nous l’ignorions, cette cruauté qui était en nous. La douleur et la folie de Karima on l’aimait comme on aimait son rire, et peut-être après tout nous n’étions pas si cruels. Peu de gens savent aimer à dix-sept ans et nous nous savions, avec Karima. Nous aimions cette fille qui nous détestait et qui menaçait de se tuer si nous ne restions pas dormir chez elle.
Souvent je restais dormir chez Karima par la contrainte de la menace, et puis on riait beaucoup. Karima la première de nous toutes vivait seule dans l’appartement de sa mère amoureuse d’un homme qui vivait loin, et il y avait tout pour nous faire plaisir, de l’alcool et du chocolat. La mère amoureuse de Karima aimait Karima de cet amour-là que l’on a quand on ne voit pas les gens et qu’on croit ne pas pouvoir faire autrement. Elle l’aimait à la folie. L’été elle nous emmenait en vacances, elle payait tout pour nous, elle avait l’air heureux de ces vacances qu’elle payait pour nous, des rires que nous avions, de l’ivresse qu’elle ignorait, des hommes qui venaient l’après-midi et dont on ne voulait pas. La mère amoureuse assistait à ce bonheur qu’elle connaissait, elle se réjouissait de ce bonheur, avait oublié le malheur comme une vieille histoire que l’on raconte aux enfants pour les effrayer.
Que ça pouvait être vrai, le malheur, elle avait oublié. Elle ne se souvenait que du bonheur des jeunes filles qui vont au bar, moi aussi, parfois, puis je me souviens. A deux pas tout près de nous il nous surveille. Il nous caresse doucement il s’approche il est doux il se glisse dans le souvenir il se déguise, en nostalgie. Mais le réveil de la nostalgie c’est la haine du présent il le sait il se tient prêt à venir envahir ce présent qui ne fait plus de place au bar ni à rien ni aux gens ni à la gaieté, rien que le rien et le malheur qui s’installe qui stagne il est à son aise il n’a pas de raison de partir il a attendu longtemps il ne veut pas être délogé il a attendu la gaieté de l’enfance et l’insouciance de l’adolescence, il ne partira pas comme ça, pour rien, il est là.
Le jour des courses est revenu et toujours ce livreur. Il l’a voulu, peut-être. Puis il est parti.
J’ai beaucoup lu de tous ces jours enfermée chez moi, j’ai beaucoup vu la télévision. Le temps avance, sans moi. Parfois je pense à l’odeur de mon cadavre, ce qu’elle pourrait être. Au temps qu’il faudrait à mes voisins pour sentir cette odeur-là puis pour la reconnaître, la deviner. D’abord l’étonnement, le doute, tu ne trouves pas qu’il y a une drôle d’odeur. Et puis une vague idée, peut-être un cadavre, et puis le rire, un cadavre ce n’est pas possible. Et puis la découverte et la peur et la tristesse c’est terrible de mourir comme ça et personne qui ne s’en rend compte de l’absence de cette morte, combien de jours pour le savoir, pour l’apprendre, jusqu’à quel point l’odeur est forte avant que l’on sache. On dira que c’est triste, surtout une jeune personne, les vieux on sait, c’est souvent qu’ils meurent seuls que personne ne le sait, une jeune femme c’est inquiétant quelle vie pouvait-elle avoir pour être seule à ce point, au point de faire connaître sa mort au monde par l’odeur de son cadavre.
J’ai très peur de tout cela, j’y pense parfois, rarement. Le reste du temps est occupé par des pensées lentes qui ne mènent à rien qu’au souvenir et à l’angoisse. Dans l’absence de mouvement je saisis un album de photographies. Il y en a de très anciennes, celles de la petite enfance et de la jeunesse de ma mère que je n’ai pas oubliée. On ne sait pas dire pourquoi mais on sait que les photos sont vieilles. Au milieu de l’album il y en a une très grande qui prend toute la page. On a tous cet air du bonheur de l’enfance les pieds ne touchent pas le sol, les enfants rient du photographe qui les amuse des dents manquent dans les sourires des enfants on peut le voir.
Une petite fille brune regarde en l’air je me souviens d’elle je ne me souviens pas de son nom. Je me souviens d’un après-midi chez moi il y avait l’odeur du café dans le studio. J’avais un chapeau et une robe de satin bleue et j’étais une cantatrice. Je chantais. La petite fille avait le chapeau de Charlot et une moustache en maquillage et la canne aussi de Charlot et elle faisait l’admirateur.
Elle faisait l’amoureux de moi la cantatrice avec les yeux qui papillonnent et elle trébuchait tout le temps, pour montrer que Charlot était amoureux. On avait aimé cet après-midi-là. Je riais beaucoup continuais de chanter avec mon chapeau sur la tête.
Le soir ma soeur était revenue elle avait déchiré la robe de satin bleue à cause de la rage de savoir qu’on avait joué avec son chapeau de Charlot. Nous avions été beaucoup grondées de cette dispute, nous avions pleuré longtemps, dans le lit, je pouvais entendre ma soeur, de l’autre côté du mur.
Pour me faire pardonner et pour montrer mon courage le lendemain j’ai décidé pour la première fois de rester seule à la maison pendant l’absence. Je n’avais pas peur de cette décision je n’ai eu peur qu’ensuite, dans l’absence une fois la porte refermée, l’absence qui est tombée violemment sur moi comme on claque une porte et soudain la présence de mille petits êtres de fantômes autour de moi trop heureux de cette absence et de cette fillette seule dans une pièce d’adulte. J’ai couru j’ai trébuché sur les fantômes jusqu’à la porte j’ai descendu les escaliers jusqu’à la rue je n’y ai vu personne. Mon regard qui cherche dans la rue et plus de père ni de mère ni de soeur ni personne.
J’ai moins peur quand même que dans le studio. J’aperçois au bout de la rue le jardin de la cité où l’on va jouer je connais le chemin je marche je fais attention en traversant les routes je regarde de tous les côtés et je ne cours pas je sais bien le faire je suis dans le jardin il y a le bac à sable et le toboggan tout exactement à la même place. Je n’ai pas de sceau ni de pelle je fais un tunnel quelques gouttes de pluie tombent dans le bac à sable et sur ma tête. Ce sera bien pour le tunnel il sera plus solide. Les autres enfants s’en vont les mères les tirent par les bras ils crient ils ne veulent pas partir mais les mères veulent. J’ai toute la place dans le bac à sable je peux construire une ville entière plus de petits pour tout casser pour piétiner. Je plante des bâtons dans le sable humide ils deviennent des arbres il faudrait une école dans la ville il y a toujours une école. La boue sur mon visage me fait de beaux tatouages ce serait une ville d’indiens et je serais la première indienne fille.
Un ennemi arrive au loin. Je me cache derrière le bac à sable pour mieux le surprendre. Mais je crois qu’il m’a vue le premier. Il m’appelle il connaît mon nom me sort de ma vie d’indien je suis trop curieuse pour ne pas en sortir pour ne pas vouloir savoir qui connaît mon nom. Le gardien celui à qui il faut dire bonjour me dis bonjour il sourit qu’est-ce que tu fais là toute seule. Je me rappelle que je suis toute seule je dis que je ne sais pas. Il veut savoir où elle est ma maison je lui montre du doigt la grande rue qui va chez le bâtiment où se trouve, au troisième étage, ma maison, il me prend par la main me demande si l’école c’est bien et la maîtresse et les copains je lui dis tout ça ou juste un peu parce que je suis timide, il le dit que je suis timide et il m’offre un bonbon.
Je sais reconnaître la porte de la maison on monte l’escalier mes parents vont être bien surpris de me voir avec le monsieur du parc j’ai envie de rire. Le monsieur frappe à la porte mon père ouvre il me gifle c’est la dernière fois qu’on te laisse seule il s’excuse au monsieur moi il me gifle à nouveau je cours dans la pièce pour qu’il ne me tape plus je vois ma mère elle pleure beaucoup elle pleure elle ne me regarde pas sa tête est dans ses mains elle pleure beaucoup je veux la consoler lui dire que je ne suis pas morte juste dans le jardin de la cité à jouer mon père crie il me pousse dans la chambre il me jette sur le lit. Alors j’ai pleuré moi aussi en attendant que ma mère vienne me montrer son sourire mais elle n’est pas venue pendant longtemps elle n’est pas venue.
Puis elle a ouvert la porte doucement, comme un secret.
Elle a posé un verre de lait sur ma table de nuit et des petits gâteaux. Elle a dit qu’elle avait eu très peur et que je ne devais jamais recommencer. J’ai dit que j’avais juste un peu joué et que j’avais fait très attention et elle a souri enfin. Elle est repartie doucement, les cris dans le salon ont commencé, puis le silence feutré des rêves.
Le jardin. Elle voit sa mère dans un jardin, dans le bonheur calme du jardin. Elle aimerait ce jardin pour sa mère. Elle aimerait pour sa mère ce bonheur, celui où il ne se passe rien, que le bonheur et les choses qui poussent, lentement. Plus de tempête. Juste le jardin et les amis qui passent, un peu de musique, le café qui coule et le rire aussi. Sa mère sait très bien rire. Tout le monde ne sait pas. Sa mère sait et dans le bonheur du jardin, il y aurait du rire et du café. Alors ce serait doux, sans la tempête, rien qu’elle.
Elle aimerait, un jour ce jardin-là, pour sa mère.
IV
Les jours ont continué de passer sans moi je ne réponds plus au téléphone. Assez de dire que non ce soir ce n’est pas possible j’ai du travail et puis la fatigue j’invente des choses, que je suis sortie hier et avant-hier que je dois me reposer on me croit on pense que j’ai trop d’amis de sorties de fêtes que c’est pour ça qu’on ne me voit pas. Je fais des calculs j’essaie de deviner combien de temps pour que les gens cessent tout à fait de faire sonner le téléphone. Je crois qu’il faut beaucoup de temps je suis pressée qu’ils cessent j’ai très peur tout à la fois. Je ne réponds pas au téléphone personne ne vient voir si je suis morte les gens ne s’étonnent pas ils me croient vivante. Demain le livreur doit venir une nouvelle fois.
Je viens de comprendre. C’est lui qui découvrira mon cadavre.
L’interphone a sonné m’a sorti de ma nuit le livreur est là je ne suis pas morte, pas cette fois. La chemise de nuit est trop courte mon sommeil l’oublie et ouvre la porte à ce livreur les bras chargés il est tôt il voudrait un café qu’on prenne le café ensemble il a le temps. Mon sommeil me désarme il efface ma peur j’accepte de faire couler le café. Il s’est assis j’ai senti mon désir ma main tremble prépare le café j’ai senti mon désir de ce livreur sous ma chemise de nuit et je l’ai regardé pour surprendre le sien et je l’ai vu tout de suite mon désir m’a réveillée il a effacé le sommeil et l’oubli et il est devenu furieux il a eu des idées, des idées de sang des idées d’assassin fracasser le crâne de cet homme prendre la cafetière en verre la briser violemment sur son visage le défigurer voir son sang dégage j’ai crié j’ai menacé avec la cafetière brûlante dégage il ne comprenait pas, rien du tout à cette
violence d’une folle il ne comprenait pas non plus sa mort, qu’elle était possible et puis il a compris il est parti sur des jambes tremblantes dégage il est parti en reculant sans me quitter des yeux il voulait voir sa mort ne pas se faire surprendre il est parti. La porte s’est fermée sur son visage effrayé sur ses yeux grands ouverts de peur la porte s’est fermée et c’est là que j’ai vu. Le corps déchiré dans la montagne le corps déchiré par le couteau le sang qui ne coule pas les yeux de l’homme le poids immobile de son corps sur le mien la main qui déchire toujours plus comme le pied écrase l’araignée pour être sûre pour pouvoir soulever le pied qu’elle ne bouge plus, les yeux qui s’ouvrent de plus en plus grand son corps de plus en plus lourd ma main qui déchire le corps de cet homme la disparition de ma respiration la disparition de sa respiration son corps immobile une douleur dans le dos je ne peux pas retirer le couteau m’enfuir le sang ne coule pas on ne respire plus le corps de l’homme qui tombe comme un arbre j’arrache enfin le couteau du sang du sang du sang et cet homme immobile qui ne dit pas s’il est mort le couteau le sang je cours je m’arrête je n’ai pas encore recommencé à respirer je respire je plante le couteau dans la terre et je le plante encore je le nettoie avec la terre les feuilles des arbres mon pantalon je ne vois plus l’homme je me rappelle ses yeux je cours à nouveau je me souviens de respirer puis j’oublie à nouveau. Le temps a passé la nuit est devenue presque noire le couteau a servi il s’est enfoncé dans la chair de l’homme je me souviens de son sang tout me revient le couteau planté dans la chair et le sang qui ne vient pas puis qui disparaît, je me suis souvenue de tout, les filles au bar des jours et des jours au bar avec les filles et mon silence et ma joie et ma beauté tout comme un secret de mes dix-sept ans qui s’effondre je veux crier jusqu’à vomir ne plus voir ses yeux la couleur de son sang la sensation du couteau me transperce je me souviens mes dix-sept ans le sang qui coule les yeux grands ouverts et tout ce poids, les loupiotes du bar, enfin, le couteau brille, il est oublié, par le silence il est effacé.
J’ai vu tout ça puis je n’ai plus rien su, plus rien et je n’ai plus senti mon corps, un instant.
Puis il est revenu avec toutes ses sensations dans ma chair, j’ai tout senti la tendresse et la misère la fatigue et la colère la joie et l’amertume le soupir et l’ivresse la douceur et l’oubli et la souffrance de tout ça et enfin le chagrin immense qui envahit mon corps jusqu’au sanglot qui éclate mon corps dans un tourbillon les morceaux de mon corps virevoltent ils ne se posent pas ils volent ils tourbillonnent emportés par les sanglots la tempête les larmes m’assassinent. La pluie tombe à la fenêtre tac-tac je l’entends elle me tape je regarde elle me cogne par la fenêtre je vois un enfant il marche dans la pluie de l’autre côté de la fenêtre un enfant marche dans la pluie. Je regarde l’enfant qui ignore la pluie et le tourbillon. L’enfant ignore, il marche.
Puis il n’y a plus de pluie pour l’enfant. L’enfant est rentré. Plus de pluie pour les enfants. La pluie seulement pour les fenêtres et pour les jardins vides sans rien que la pluie qui tombe.
Et les enfants qui reviennent après la pluie la gadoue dans le jardin et le bonheur des enfants dans la gadoue. Ils ont les bottes les enfants ils peuvent aller dans la gadoue dans le jardin il ne pleut plus maintenant c’est la promenade. Dans la gadoue heureusement il y a les bottes et les flaques aussi. J’aurais voulu aller avec eux dans la gadoue mais les enfants pas besoin de moi et moi ? Pas besoin d’eux non plus ou juste comme ça pour les regarder de loin comme ça. C’est bien ça suffit de les regarder moi je n’ai pas de bottes.
L’heure a tourné et les enfants sont rentrés. Pour le goûter ils sont rentrés. Ils ont bien joué aujourd’hui mais maintenant il faut rentrer. Plus d’enfants dans le jardin de la cité. Mais les oiseaux. Les oiseaux dans le jardin on peut les voir si on regarde bien. Je les vois. Malgré les plumes les oiseaux ils ont froid. Il fait beaucoup trop froid dans le jardin la pluie était glacée. Je peux la sentir. J’ouvre la fenêtre pour mieux voir les oiseaux et je sens comme c’est bon d’être dehors. D’être dehors et de pouvoir être chez soi tout à la fois. Comme les oiseaux dans leurs nids. Dehors et dedans. Moi à la fenêtre comme les oiseaux dans leurs nids.
Il fait bon il y a les odeurs du dehors et de la pluie encore, un peu. On la sent la pluie qui vient de tomber. Peut-être que ce n’est pas grave de ne pas avoir de bottes. Peut-être que je vais sortir un peu, pour voir, marcher dans le jardin, moi aussi. Je pourrais faire ça. Mettre des chaussures, relever mes cheveux et sortir dans le jardin que je regarde.
Dans le jardin. Il n’y a plus les enfants. Il y a les oiseaux. Je pourrais y aller. J’ai même un chapeau comme ça s’il pleut à nouveau je pourrai le mettre, sous la pluie, et je pourrai rester. Ca fait longtemps que je ne suis pas restée sous la pluie, comme ça, en marchant, avec un chapeau. J’espère qu’il va pleuvoir à nouveau, j’espère qu’il pleuvra pour toujours…