En Algérie, les chiffres valent mieux que les savants et les martyrs. C’est intriguant, mais c’est une vérité sociale qui s’impose chaque jour à nos esprits. Aux pays des innombrables martyrs, des savants et des hommes de foi, ce sont les chiffres froids et insignifiants qui désignent nos rues et nos lotissements.
Cité des « 720 », « 1000 » ou « 3000 » logements, lotissements des 300 villas ou résidence 61 logements, ces champignons urbanistiques indéfinissables poussent un peu partout à travers tout le territoire national. Un territoire aménagé par la force de l’ignorance de l’histoire et le déni de la mémoire puisque depuis des années, les Algériens naissent au pied de ces tours d’immeubles qui ne portent aucun des noms de ces personnages historiques illustres que compte l’Algérie. Pis encore, des écoles, lycées ou collèges n’ont pas encore été baptisés et sont réduits, eux-aussi, à une simple succession de chiffres !
Ce problème ne date pas uniquement de 2013 car cela fait des années que les Algériens ne disposent pas d’une réelle politique toponymique. Preuve en est, la transcription linguistique française ou francisée des noms des rues et boulevards en Algérie est toujours d’actualité, c’est-à-dire une correspondance entre deux systèmes linguistiques différents (arabe et français). A Alger, seule Didouche, Hassiba Ben Bouali et Maurice Audin se sont imposés à la mémoire de la jeunesse Algérienne. Pour les autres placettes, rues ou quartiers, ce sont toujours les appellations coloniales, ou colonialistes, qui sont utilisées par le commun des Algériens. Ainsi, on va toujours faire ses courses au Marché Clauzel et cela ne gêne aucunement les habitués de ce marché de continuer à citer de jour comme de nuit le maréchal Clauzel qui fut l’un des plus grands criminels de la colonisation française en Algérie. A Oran, Annaba, Constantine, ou ailleurs, la majorité des autres villes algériennes continuent à afficher, en dépit de 132 ans de colonisation meurtrière, et malgré une indépendance arrachée de haute lutte depuis 50 ans, ostensiblement des noms de rues, monuments, hôtels, cafés, restaurants… à connotation coloniale.
« Cela prouve que la gestion de la toponymie algérienne n’est prise en charge par aucune institution nationale », regrette à ce propos le Centre National de Recherche en Anthropologie Sociale et Culturelle (CRASC), basé à Oran. Et pourtant, l’importance patrimoniale, « à la fois quantitative et qualitative, ainsi que sa normalisation relèvent, comme partout dans le monde, de l’intérêt supérieur de la nation (sécurité, cartographie, télécommunication, aménagement du territoire, etc.) », note encore le CRASC dans un projet d’études portant sur la « Toponymie et normalisation des noms de lieux : usages et orthographes officiels en Algérie ».
Un projet de recherches auquel ont participé de nombreux chercheurs du CRASC. Des chercheurs qui ont planché sur le dysfonctionnement institutionnel relevé dans toutes les formes d’opération d’identification des lieux et des personnes, manuel ou informatique, en usage dans l’ensemble des secteurs de l’activité nationale : justice, état civil, impôts, collectivités locales, banque, archives, hypothèques. « Ces pratiques ont consacré un usage et une usure considérables et préjudiciable, à l’intérieur et comme à l’extérieur du pays, qui a affecté, au fil des ans, tous les documents officiels et privés, en multipliant les incorrections et les dommages », ont conclu les chercheurs du CRASC. C’est dire, enfin, que la déstructuration de la personnalité algérienne se lit largement dans les paysages urbanistiques. Et cette carence mémorielle est appelée à perdurer tant que les pouvoirs publics ne valorisent pas l’histoire de notre pays dans l’organisation de la rebaptisation des artères de nos villes et villages.