Polémique/ Kamel Daoud répond à son tour à Boudjedra et décide de porter plainte

Redaction

Après Yasmina Khadra, Kamel Daoud réponds à Rachid Boudjedra concernant les graves propos tenus par l’écrivain septuagénaire dans son pamphlet « Les contrebandiers de l’histoire », notamment à propos de l’accusation d’appartenance au Groupe islamique armé (GIA). Kamel Daoud décide même de porter plainte. 

« J’ai longtemps hésité à prendre cette décision.

Il n’est pas facile en effet de réagir aux propos diffamatoires d’un écrivain qu’on admirait tant, une des figures aînées de la littérature algérienne, Rachid Boudjedra, et qui, aujourd’hui, semble s’enfoncer dans les compromissions, opter pour le scandale comme moyen d’expression – au lieu du talent. Nous sommes peu nombreux, écrivains algériens, écrivains du Maghreb, dans ce monde mal partagé.
En arriver à cette situation est, quelque part, un échec pour tous.

Il n’est pas facile non plus de réagir à l’irresponsabilité d’un éditeur, Frantz Fanon, qui ne semble accorder que peu de place à la rigueur et à l’éthique. L’éditeur algérien est fragilisé par un environnement, une économie du livre qui permet à peine de survivre et il subit des pressions diverses.
En arriver à cette situation est aussi, quelque part, un drame en soi.

Mais comme tout Algérien, j’ai le droit à la dignité, à l’honneur préservé, à l’intégrité. J’ai constaté, depuis des années, que le succès ne va pas sans critiques passionnées, insultes parfois, éloges disproportionnés, ferveurs et détestations. Et je l’accepte. J’essaye d’être un écrivain de cette Algérie qui passionne jusqu’à la douleur ou l’aveuglement sur soi, mais j’ai la vertu de la constance dans mes positions et mes ambitions littéraires ou de journaliste. Je ne réagis jamais aux propos sur ma personne, même les plus blessants. Je pense que, en tant que victimes de la pensée unique, il nous faut encourager, même au prix de blessures intimes, la critique, la différence, le droit même aux détestations.

Les habitudes virulentes de Rachid Boudjedra sont connues de tous, et nombreux ont été la cible des humeurs de l’écrivain.

Mais cette fois il s’agit d’une diffamation grave, d’une insulte à ma personne, au père et au fils que je suis, à la mémoire blessée de ma génération : lire dans un ouvrage publié que j’ai été « très jeune membre du GIA ! », donc membre d’un groupe d’assassins qui a marqué au sang notre souvenir et nos corps, m’est intolérable. Insupportable. Parce qu’il s’agit d’un groupe d’assassins, parce que cela nous a coûté une décennie de massacres, parce que beaucoup ont été victimes de ces meurtriers. S’amuser avec ce sigle pour régler ses rancunes n’est pas une insulte à ma personne, mais à nous tous. C’est une diffamation si grossière qu’elle laisse désarmé.

J’ai été, comme beaucoup de ma génération, fasciné par la religion comme vision et comme choix. Je l’ai vécue comme une aventure collective aux premières années de ma jeunesse. Comme une ferveur car, en face, on n’avait que ce parti unique qui nous a dévorés, et ce pays qui nous tournait le dos. Ce fut l’aventure de mon adolescence jusqu’à mes dix-huit ans. Avant le FIS, avant la dérive, avant la catastrophe.

Comme beaucoup, j’ai parcouru ce sentier jusqu’à son impasse. Et j’en garde un bénéfice : je sais voir la mauvaise foi et mieux analyser les fascinations morbides et les hypocrisies.

Durant les années du GIA, j’étais journaliste, exerçant ce métier qui a payé de ses martyrs sa vocation. Je n’avais pas un couteau, mais un stylo.

J’ai tout accepté de cet écrivain aîné et admiré : même les propos faux, les exagérations, les dérives – et depuis des années déjà. Mieux : je l’ai soutenu sans réserve lorsqu’il a été piégé de manière abjecte il y a quelques mois par la chaîne de télévision Ennahar TV. Mais je ne peux admettre d’être confondu avec une bande de tueurs.

J’ai des enfants et j’aimerais leur laisser l’image du père honnête et travailleur que je suis. De l’homme qui défend sa liberté avec la force de ses ancêtres et le sens de la dignité qu’il veut laisser en souvenir à sa descendance.

Je ne peux accepter cela. Pas uniquement pour des raisons personnelles, mais aussi par égard pour la mémoire déchirée de notre pays. Il faut lutter contre cet effondrement moral, celui du sens de l’éthique dont cette affaire n’est qu’un signe.

Une plainte a été déposée contre cet écrivain et son éditeur pour exiger réparation et excuses publiques.

Je vis dans mon pays et c’est vers la justice de mon pays que je me tourne, pour qu’on consacre le principe du droit à la dignité pour chacun et que cesse cette prétention à l’immunité au nom de l’humeur.

Kamel Daoud, le 9 octobre 2017