Nous continuons notre analyse des films présentés aux 12e Rencontres cinématographiques de Bejaïa. Focus aujourd’hui sur la façon dont les cinéastes algériens filment l’histoire de leur pays.
Cinq films présentés lors des 12e Rencontres cinématographiques de Bejaia prenaient pour sujet – plus ou moins explicitement – l’histoire de l’Algérie : Madame la France, Go Forth et Loubia Hamra reviennent sur la période coloniale et la guerre d’indépendance, Les jours d’avant s’intéresse à la décennie noire, et At(h)ome entremêle les deux époques. Le croisement de ces cinq œuvres permet de mieux comprendre comment le cinéma contemporain algérien (et franco-algérien) filme son passé.
Il faut tout d’abord noter que l’histoire algérienne n’est pas une matière facilement accessible aux réalisateurs. Deux obstacles en particulier s’opposent au travail de mémoire opéré par le cinéma. Quand il s’agit de l’histoire franco-algérienne, les images existent, mais elles ont été fabriquées par l’ancienne puissance coloniale et témoignent donc d’un regard biaisé sur le pays. Quand il s’agit de l’histoire post-indépendance, on constate un refus de documenter certains faits historiques, en particulier pendant la décennie noire. Les réalisateurs qui souhaitent se replonger dans ces périodes doivent donc composer avec cette double barrière.
Filmer le présent pour faire revivre le passé
On le comprend bien en voyant le documentaire d’Élisabeth Leuvrey, At(h)ome. À l’origine de ce film, il y a le travail de Bruno Hadjih. Photographe habitué de l’Algérie, celui-ci s’est rendu plusieurs fois au Sahara pour rendre compte des cicatrices laissées là-bas par les essais nucléaires français.
Grâce à une clause secrète incluse dans les Accords d’Évian, les Français ont mené une dizaine d’essais dans le Sahara algérien. Le 1er mai 1962, la France réalise son deuxième essai en galerie souterraine. L’explosion de la bombe « Béryl », quatre fois supérieure en puissance à celle d’Hiroshima, constitue alors le plus grave accident nucléaire dans la région, dont les conséquences meurtrissent aujourd’hui encore la vie des populations.
Par la suite, entre 1992 et 1995, suite à l’interruption du processus électoral, le pouvoir algérien emprisonne plus de 24 000 citoyens algériens dans des camps au Sahara situés à proximité du lieu de l’accident nucléaire. Les prisonniers sont irradiés en masse.
Afin de documenter ces deux événements historiques, Elisabeth Leuvrey a passé plus de deux ans à récolter des archives, des témoignages et à filmer les lieux des drames. Son documentaire est donc un collage – particulièrement ingénieux et réussi – d’éléments disparates, qui illustre bien les difficultés auxquelles la réalisatrice a été confrontée.
Si les archives de l’accident nucléaire lui ont été fournies par l’Institut national de l’audiovisuel français sur simple demande, elle ne dispose pas d’images d’époque sur les conséquences de l’accident. La réalisatrice filme donc les espaces et les populations d’aujourd’hui, et c’est au spectateur de reconstruire la tragédie passée.
De même, il n’existe pas d’images des camps du Sahara. Là encore, Elisabeth Leuvrey choisit de filmer les lieux tels qu’ils sont aujourd’hui. Le recours à de nombreux plans fixes, sur lesquels se greffe une musique dissonante, donne à ces images une puissance évocatrice considérable. La réalisatrice a également recueilli le témoignage d’un ancien prisonnier, parole précieuse car très peu de détenus ont survécu aux radiations.
Parole familiale et histoire nationale
Absences d’images, parole confisquée : pour pallier à ce manque de documentation historique, Samia Chala (Madame la France) et Soufiane Adel (Go Forth) choisissent comme témoin historique un membre de leur famille – tante pour la première, grand-mère pour le second.
Ils guident les deux vieilles femmes dans leur introspection, et font de ces souvenirs personnels le fil conducteur d’une Histoire encore vivante. Ainsi, lorsque la tante de Samia Chala qui raconte que les femmes de son village de Kabylie s’enduisaient le corps de merde à l’arrivée des soldats français pour se protéger contre le viol, la réalisatrice associe ce geste au combat des Algériennes d’hier et aujourd’hui contre l’oppression de leur corps par la France – aujourd’hui, cette oppression est symbolisée par le débat autour du port du voile en France.
Car, précisément, les cinq films cités ne sont pas des reconstitutions poussiéreuses du passé. Au contraire, les réalisateurs souhaitent, en racontant le passé, apporter un regard nouveau sur le présent. La réalisatrice du film Loubia Hamra, Narimane Mari, dit quant à elle que son projet était de « montrer que l’histoire de l’Algérie persiste en nous, et qu’elle pèse sur nous ».
Retrouver l’image manquante et construire l’identité algérienne
Derrière la quête historique, c’est en effet une quête identitaire que veulent décrire les jeunes cinéastes algériens. L’idée est de pallier à la confiscation de l’histoire par les politiques, pour construire une histoire objective qui permette l’affirmation d’une identité algérienne.
« Le cinéma contemporain selon moi a commencé avec l’assassinat de Boudiaf. On dit que Boudiaf a été assassiné en direct, mais ce n’est pas tout à fait vrai. Il manque un plan, précisément celui où Boudiaf se fait tuer. Pourtant, la scène a été tournée. Et cette image manquante est celle que le cinéma contemporain cherche à retrouver », explique Samir Ardjoum, directeur artistique des Rencontres.
Retrouver l’image manquante pour construire une histoire sans ellipses, une histoire débarrassée des mensonges politiques : cette entreprise d’objectivisation de l’histoire est une première étape essentielle pour la définition de l’identité algérienne. Car lorsque l’on passe sous silence certains faits historiques, on nie l’existence même de certaines communautés.
Ainsi, comme le dit Meriem Achour Bouakaz, réalisatrice de Nous dehors, « faire des films correspond à une réappropriation. Il y a eu des confiscations. Les Algériens ont vécu des drames qu’ils ne peuvent livrer nulle part. Et ça continue, il y a une solitude et un silence assourdissants. Mais l’Algérie, il faut qu’elle se dise. On doit construire nous-mêmes notre reflet ».
Un travail modeste mais précieux
Mais le problème est qu’il est extrêmement compliqué de faire des films qui participent de cette réappropriation de l’histoire et de l’identité. Le cinéma coûte de l’argent, et il n’y a en Algérie pas d’industrie pour supporter la création. Le seul cinéma qui parvient à émerger est un cinéma « officiel », qui « cherche à donner une certaine image de l’Algérie et des Algériens », pour reprendre les mots de Karim Moussaoui. « Le cinéma officieux, lui, veut raconter les choses qui font mal, sans se soucier de l’image qu’il renvoie », explique encore le jeune réalisateur.
En conséquence, ce « cinéma officieux » reste confidentiel. « Le cinéma est devenu élitiste alors qu’il a une volonté pédagogique universelle. Le seul moyen de le diffuser, c’est de ramener les films à la télévision. Mais c’est très rare », regrette Meriem Achour Bouakaz.
Pour autant, les jeunes cinéastes algériens sont déterminés à mener leur combat jusqu’au bout. « Il n’y a pas de système de distribution, mais est-ce que ça veut dire qu’on doit arrêter de faire des films ? Je fais au mieux, et ce n’est pas vain, sinon on ne s’engagerait pas sur cette voix », affirme Bahia Bencheikh El Fegoun. « On continue à faire des films, en toute humilité. Combien de temps ça va durer ? On ne sait pas, on fera ça jusqu’à ce qu’on soit fatigués, et ensuite d’autres prendront le relais », surenchérit Karim Messaoui. « Notre travail est modeste, mais précieux », conclut Meriem Achour Bouakaz. Tous les réalisateurs invités aux Rencontres plaident donc en faveur d’un cinéma porteur de vérité. Comme exprimé par Bruno Hadjih, ils veulent « convoquer l’histoire pour interpeller les conscience ».
Mais il y a un point sur lequel les réalisateurs ne parviennent pas à se mettre d’accord. Tandis que certains d’entre eux croient en la pertinence d’une identité algérienne, d’autres considèrent que celle-ci n’existe pas, qu’elle n’est que la somme d’identités individuelles. Lors du café-ciné organisé samedi matin au théâtre de Bejaia, la question a donné lieu à une altercation verbale entre Karim Messaoui et Menad Mbarek (réalisateur d’un court-métrage sur les harraga). Voyant que l’échange était stérile, le modérateur a décidé d’y couper court. Le débat est donc resté irrésolu, prouvant encore une fois le caractère délicat de la question identitaire en Algérie.