Chez les bouquinistes d’Alger, on échange des livres contre de l’huile d’olive

Redaction

Chaque jour, une dizaine de bouquinistes prennent possessions du jardin Khemisti, une placette ouvragée qui jouxte la Grande Poste d’Alger. Sous des petites tentes rouges, ils proposent aux lecteurs algérois des trouvailles littéraires à tout petit prix.

Assis sur une petite chaise noire, Merzak surveille le jardin Khemisti. À cette heure matinale, les lieux sont encore calmes, mais le soleil algérois tape déjà fort. Pour se protéger, Merzak porte une casquette de marin. Il dit en rigolant – et en révélant par là même sa dentition clairsemée – qu’il est un « marin d’eau douce ».

En vérité, Merzak n’a rien d’un matelot. Aux fonds marins, cet ancien journaliste préfère les fonds de bibliothèque. Passionné de littérature depuis l’enfance, ce natif de la Casbah est aujourd’hui bouquiniste. Depuis plus de 10 ans, il vend ses trouvailles littéraires aux passionnés et aux passants. À Alger-centre, les bouquinistes font partie du paysage. Tous les jours, aux alentours de 7h, le même spectacle se répète : une dizaine d’hommes investissent le jardin Khemisti, déballent leur marchandise et préparent leur stand pour les clients à venir.

Lorsque l’on est bouquiniste, il faut faire avec les moyens du bord. Pendant la nuit, les livres sont stockés dans des cartons à bananes – « les plus solides » selon Samir – et conservés dans un lieu mis à disposition par l’APC d’Alger centre. Un entrepôt de fortune situé sous la place de la Grande Poste, qui sera un jour rendu à sa fonction originelle, celle d’une bouche de métro.

Le stand non plus, ce n’est pas le grand luxe : quatre piquets en fer surplombés d’une toile rouge abritent une table sur laquelle s’entassent des bouquins en tous genres – romans, livres d’histoire, manuels de cuisine, récits de voyage, et même des magazines français défraîchis. À des touristes français qui lui demandent un livre de Pierre Rabhi [philosophe, agriculteur et homme de lettres français d’origine algérienne], Merzak répond : « Il n’y a pas, mais j’ai de tout ». Et le vieux bouquiniste de leur proposer à la place un album sur la naissance de Mickey ou un exemplaire du Coran. Comme aime le dire Merzak, la diversité qui s’affiche sur son stand est le reflet d’une « culture sans frontières ».

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Le stand de Merzak offre aux curieux une grande diversité littéraire

Bouquinistes précaires, clients sans le sous

Avant l’arrivée des bouquinistes, le jardin était le repère des marginaux – alcooliques, jeunes désœuvrés et enfants des rues. Pour rétablir l’ordre et la sécurité, l’APC d’Alger-centre a donc demandé aux bouquinistes, éparpillés dans tout Alger, de venir s’installer sur la place. Elle leur a, en échange, fourni une tente, une table, un lieu de stockage et un badge leur permettant de ne pas être embêtés par la police.

Pour autant, le métier de bouquiniste est toujours aussi précaire. « On ne gagne pas grand chose », note Reda, fort de ses 15 ans de métier, « car la société d’aujourd’hui ne s’intéresse pas aux livres sauf lorsque c’est nécessaire, pour les études par exemple ». Ses collègues nuancent. « Il y a des livres qui nous font gagner de l’argent, d’autres qui nous en font perdre », constate Merzak.

Il faut dire que les bouquinistes vendent à des clients qui n’ont souvent pas beaucoup d’argent. Les habitués sont essentiellement des étudiants, des retraités et des chômeurs. « Du coup, les clients négocient beaucoup les prix, mais il faut bien comprendre que moi je dois vendre avec un petit bénéfice si je veux gagner ma vie », explique Samir, ancien sportif reconverti.

Pour que le plaisir des uns et des autres ne soit pas gâché par des considérations matérielles, les bouquinistes recourent à de petits arrangements. Samir par exemple a parfois recours au troc, surtout avec les étudiants. « À un moment, j’échangeais mes livres contre de l’huile d’olive », raconte-t-il en riant. « Beaucoup d’étudiants à Alger viennent de Kabylie, où l’on peut acheter de l’huile non trafiquée, ce qui n’est pas le cas à Alger. Le troc arrange tout le monde : les étudiants qui n’ont pas d’argent, et moi qui aime l’huile d’olive ! »

Débrouille et trésors littéraires

La débrouille constitue donc une part importante du métier de bouquiniste – pour la vente comme pour l’achat. La plupart du temps, les livres sont apportés aux bouquinistes par des particuliers qui cherchent à s’en débarrasser. S’il y a du bon et du moins bon dans ces lots, les bouquinistes reçoivent parfois de véritables trésors. Il y a 6 ans, un couple a rapporté à Reda trois livres d’art imprimés à Alger en 1945. Intrigué, celui-ci leur a demandé comment ils avaient eu ces ouvrages. Le couple avait acheté un appartement à Telemly et avait engagé un plâtrier pour des travaux. Celui-ci, en grattant le plafond, avait fait tomber, en même temps qu’un morceau de faux plafond, les trois livres en question, cachés là par des pieds-noirs partis à la hâte après l’indépendance.

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Reda :  » Le métier de bouquiniste n’est pas trop difficile, on travaille avec la joie »

C’est pour des découvertes comme celle-ci que beaucoup de bouquinistes sont passionnés par leur métier. Selon les mots de Samir, être bouquiniste équivaut à « nager dans un océan » : il y a tellement de choses à découvrir qu’on ne peut plus s’arrêter de nager.

Du côté des clients, l’attrait pour les vieux trésors littéraires est également fort. Amina, qui feuillette des ouvrages sur le stand de Reda, explique : « Je préfère les livres usés aux livres neufs, ils inspirent plus de choses, et savoir qu’ils ont déjà été lus est en soi un voyage ».

Le cercle vertueux de la littérature

Parce qu’ils sont avides de découverte, les clients des bouquinistes n’aiment pas relire sans cesse les mêmes ouvrages. Souvent, lorsqu’ils ont fini leur livre, ils retournent chez le bouquiniste qui le leur avait vendu et lui revendent, pour pouvoir s’en acheter un autre. Samir pointe du doigt un livre sur l’histoire de l’O.A.S. « Celui-ci, je l’ai vendu 200 DA mercredi et racheté 150 DA samedi », explique-t-il.

C’est d’ailleurs de cette façon qu’a commencé la carrière de bouquiniste de Reda. « Alors que j’avais besoin de livres pour l’école, je me suis rendu compte que je n’avais pas assez d’argent pour les acheter. Alors j’ai pris quelques livres que j’avais chez moi, et je me suis installé dans la rue pour les vendre. Et là, une vieille dame est arrivée et m’a donné une petite cargaison de livres, m’informant que je pouvais les vendre. C’est comme ça que tout a commencé », se remémore-t-il.

Le bouquiniste, passeur de savoir

Au-delà de la littérature, le métier de bouquiniste est donc une célébration de l’échange. D’ailleurs, les clients ne viennent pas seulement pour acheter des livres. Ils passent aussi pour discuter et débattre.

Devant le stand de Merzak, deux lecteurs sexagénaires s’interrogent : faut-il ou non vendre librement Mein Kampf, l’ouvrage rédigé par Adolf Hitler ? La discussion s’échauffe et le ton monte. Alors Merzak se lève de sa petite chaise, dévale les trois marches qui le séparent de son stand et va intervenir pour calmer les débatteurs enflammés.

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Merzak Dahm, « marin d’eau douce » et bouquiniste

Tous reconnaissent qu’il faut être un peu psychologue lorsque l’on est bouquiniste. Selon Samir, « il faut être toujours tendre quand on fait ce métier. Certains clients, quand ils viennent nous voir, sont nerveux. Alors on doit deviner ce qu’ils ont dans la tête, pour les aider et les apaiser ». Samir appelle d’ailleurs le jardin Khemisti « l’annexe de Derid Hocine [hôpital psychiatrique d’Alger] », parce que « tous les Algérois un peu fêlés viennent ici pour se calmer ».

Ainsi, loin d’être des rats de bibliothèque perdus dans leurs livres poussiéreux, les bouquinistes sont en prise directe avec les réalités du quotidien. Ils appellent les clients réguliers par leur prénom et n’oublient jamais de s’enquérir de leur humeur. Ils connaissent également leurs domaines de prédilection, et savent donc quels livres ils recherchent. Lorsqu’une petite dame blonde passe devant le stand de Merzak et commence à jeter un coup d’œil, celui-ci, du haut de son trône, lui lance : « Je n’ai pas ce que vous cherchez, désolé ! ». Avant même que la dame aie demandé quoi que ce soit. Ici, les habitués sont traités comme des rois.

Ces stands de bric et de broc font donc le bonheur des vendeurs autant que des acheteurs. Tandis que les premiers aiment ce métier fait de surprise, cette vie où la veille n’est jamais identique au lendemain, les seconds se passionnent pour ces livres anciens qui invitent au voyage. La culture ainsi descend dans la rue, et se rend accessible aux centaines d’Algériens qui foulent chaque jour les allées du jardin Khemisti.