Durant neuf jours, du 31 août au 8 septembre, les comédiens, de toutes générations et de toutes wilayas, se sont donnés rendez-vous au Théâtre national d’Alger (TNA), à l’occasion de la 9è édition du Festival du théâtre professionnel. Derrière des sourires impeccables, une angoisse du métier à peine dissimulée. En haut de l’affiche le temps d’une soirée, ces artistes passent l’année en bas de l’échelle sociale, dans l’espoir qu’un régime professionnel leur soit enfin attribué. Reportage dans les coulisses du TNA.
Des lèvres joliment dessinées de rose, des paillettes sur les paupières, des lunettes aux verres fumés. Des visages apprêtés et des looks de festivaliers ont défilé durant neuf jours au Théâtre national d’Alger, devenu, à l’occasion du 9è Festival du théâtre professionnel, le repaire des comédiens algériens. « C’est un peu notre festival de Cannes ! », lance Amel, 28 ans, comédienne pour le théâtre régional de Boumerdès, les yeux pétillants de bleu.
Tanton ville, le repère des artistes
Pour tous, le Festival se joue moins à l’intérieur du théâtre qu’à quelques pas de là, dans les tablées du fameux Tanton ville. Cette brasseries aux allures cannoises est un bouillonnement de culture sans pareil en Algérie. Ici, on se croise, on se rencontre, on se hèle, on se claque la bise.
Tout le gratin de la profession, des comédiens aux dramaturges en passant par les metteurs en scène de toutes générations, coulent des heures arrosées à l’ombre de la terrasse couverte. On débat sur les pièces qui ont été données la veille, on ressasse les souvenirs et on évoque de nouveaux projets. Un numéro de téléphone griffonné sur un bout de serviette et quelques mois plus tard une tournée à travers toute l’Algérie. « Oui j’ai deux projets qui ont démarré à Tanton ville. Les metteurs en scène m’avaient vu sur scène et étaient venus m’approcher au restaurant », confie Ahmed Daham, comédien depuis 2005. « Dans notre métier, c’est obligatoire, il faut se faire des contacts et fréquenter Tanton ville ça aide beaucoup. J’entends presque pas parler de casting, ce n’est pas une pratique très répandue en Algérie », raconte celui qui, depuis an, a décroché ses rôles en décrochant son téléphone.
L’envers du décor
Mais loin du tapis rouge, qui habille l’entrée du théâtre, de l’immense scène installée pendant le Festival sur le parvis et des paillettes, les artistes fidèles au rendez-vous décrivent une autre réalité du métier. Une réalité faite essentiellement d’incertitudes, d’angoisse du lendemain, de la peur de l’accident. « C’est un métier de misère », lâche ainsi Sid Ahmed, le mentor d’Amel, venu l’applaudir à Alger ce jour-là.
Plus jeune, aucun ne connaissait l’envers du décor. Les comédiens invités à la fête ont, pour la majorité d’entre eux, baigné depuis leur enfance dans cet univers, fréquentant les théâtres pour enfant et s’imaginant un jour interpréter des classiques. Ils sont parvenus à leur manière à s’imposer comme professionnel. Certains y sont arrivés par des voies détournées, à l’instar d’Abdellah Nemiche, le comédien de 31 ans, qui incarne le personnage principal de la pièce oranaise en lice cette année, passé de l’ombre du machiniste aux feux de la rampe. D’autres empruntent ce qui est présentée comme une voie royale vers les planches : les écoles d’art dramatique, notamment l’Institut Supérieurs des Métiers des Arts et de la Scène (ISMAS) à Bord El Kiffan, située à l’est d’Alger. Mais le diplôme n’est pas un gage de réussite. « J’ai un ami de l’ISMA, il vient de Touggourt, située au sud est du pays. Il a son diplôme d’acteur mais il est retourné dans le Sud pour travailler dans une pizzeria. Tout se passe à Alger et lui n’avait ni les contacts, ni les moyens de se loger dans la capitale », soupire Ahmed Daham, sorti en 2011 de l’ISMAS.
A la clef, un travail sous ou mal payé et des conditions risquées car beaucoup ne sont pas couverts par leur employeur. En Algérie, aucun comédien de théâtre ne vivrait de son métier, affirment les professionnels interrogés. Pour joindre les deux bouts, certains se résignent à avoir une activité professionnelle en parallèle. Les chanceux restent dans le milieu artistique. « J’ai obtenu mon diplôme en 2003. J’ai essayé de vivre jusqu’en 2009 de ma passion. Mais impossible. Alors en 2009, j’ai fini par accepter un poste de conseiller à la maison de la culture de Boumerdès », raconte Sid Ahmed, 25 ans de métier par intermittence à son actif. D’autres délaissent le spectacles vivants pour courir les plateaux de télévision et de cinéma. Ils y récoltent gloire, popularité et surtout un cachet à plusieurs zéros. Les comédiens rebutent généralement à parler d’argent mais avouent à demi-mot que la paye est « bien meilleure » à la télévision qu’au théâtre.
Les directeurs de théâtre régionaux font grise mine à l’évocation des comédiens contractuels qui papillonnent ainsi. Conseiller du directeur général du TNA et adjoint du commissaire du Festival, Aïssa Moulefera peste contre les acteurs, rattachés à un théâtre régional, qui veulent « le beurre et l’argent du beurre ». « La nouvelle génération de comédiens est plus privilégiée : ils ont un contrat annuel, sont assurés, leur salaire a été augmenté depuis 2007 et pourtant ils passent 90 % de leur temps à la télévision ou au cinéma », grogne cet ancien acteur. « Le théâtre d’Alger embauche 23 comédiens professionnels, il y en a une dizaine qu’on ne voit pourtant jamais ici », déplore-t-il encore. Aïssa Moulefera, qui dit ne pas être opposé à l’établissement de passerelles entre le théâtre et les autres lieux de production artistique, explique que l’absence prolongée des comédiens sous contrat impactent sur la gestion d’un théâtre. « On choisit des comédiens mais ils finissent par disparaître ailleurs, à la télévision ou au cinéma. Alors il faut remplir les « trous » par des comédiens indépendants, qu’on ne connaît pas vraiment », regrette Aïssa Moulefera, qui pense qu’un système de « primes » par spectacle devrait être instauré pour inciter les comédiens à revenir à leurs premiers amours.
Précarité
Si les comédiens contractuels des théâtres régionaux s’en tirent bien, reconnaissant « gagner convenablement [leur] vie », grâce à un statut presque comparable à celui d’un fonctionnaire d’Etat, le quotidien des cachetiers est précaire. Ces artistes indépendants parlent de leur monde professionnel comme d’une jungle, sans règle ni loi. Il faut jouer des coudes pour gagner sa place et se faire respecter par son employeur, un théâtre régional ou une compagnie privée. « On entend tout et n’importe quoi quand on négocie son cachet. Des directeurs de théâtre parlent de certaines conditions de travail, soi-disant décidées par le ministère de la Culture, d’autres nous racontent que le ministère leur a dit totalement autre chose. Ce qui est sûr c’est qu’il n’y a pas de barème car on n’a pas de syndicat national en Algérie pour représenter les comédiens », roule des yeux Fatima, qui évoque toutefois un minimum de 12.000 dinars offert par cachet, soit moins que le SNMG, fixé à 18.000 da. « Les bons mois », elle peut gagner jusqu’à 35.000 da, soit quasiment l’équivalent du revenu mensuel d’un contractuel, établi à 40.000 da. Malgré la sécurité financière d’un contrat d’un an renouvelable, Fatima dit n’avoir jamais voulu s’engager avec un seul théâtre régional. « J’aime ma liberté », lance celle qui a déjà travaillé à Oran, Mascara et Laghouat. Cachetière depuis ses débuts en 2007, cette jeune oranaise de 27 ans a fini le Festival sur les rotules, épuisée de s’être produite à deux reprises le même jour pour les deux spectacles qu’elle est venue présenter, celui du théâtre de Tizi Ouzou et celui de Saïda.
Pendant les neuf jours du Festival, les comédiens, contractuels comme cachotiers, ont été pris en charge par le TNA, qui leur a assuré repas et logement. Mais ce n’est pas toujours le cas. « Les contractuels ont 50% de leur frais de mission remboursés, c’est écrit dans leur contrat. Pour les cachotiers ça se négocie autour de 25% mais le défraiement n’est pas systématique », déplore Fatima, qui travaille sans assurance depuis le lancement de sa carrière. Alors, lorsqu’on lui parle d’un accident du travail, Fatima a le même réflexe que ses camarades cachetiers : « Dieu merci je n’en ai jamais eu. Je touche du bois », dit-elle en posant sa main sur une chevelure bois d’ébène.
Depuis juillet dernier, les comédiens algériens entrevoient du changement pour leur régime professionnel. Des représentants de la profession ont été reçus par la nouvelle ministre de la Culture, Nadia Labidi, au cours du mois du Ramadhan. Fatima faisait partie de cette délégation. « Elle a noté sur un carnet toutes nos revendications – mise en place d’un syndicat, reconnaissance du statut de « comédien » etc. – et les a ensuite récapitulées les unes après les autres », rapporte la jeune cachetière. Ces artistes sans statut espèrent maintenant que le carnet de doléances de la ministre ne soit pas oublié au fond d’un tiroir.