Entretien avec le Dr Ahmed Rouadjia : "L'Algérie est au bord de l'explosion" (vidéo)

Redaction

Ahmed Rouadjia est docteur d’État en histoire en sociologie politique, enseignant et chercheur associé au CNRS.

Dernier livre publié : Le management. Études à l’usage de l’entreprise, Alger, éditions Chihâb, 2010, 115 pages

Entretien:

Résumé:

Par Ahmed Rouadjia

Ce petit livre traite de l’histoire de la gestion des ressources humaines (GRH) à travers les différents âges du capitalisme triomphant, et s’efforce de démontrer comment elle dérive, en tant que fonction opératoire, de l’ancienne fonction du « personnel ». Envisagée sous le rapport de management, concept avec lequel elle se confond souvent, la GRH est une nouvelle discipline de gestion et apparaît de ce fait comme le couronnement ou la synthèse des formes d’organisation et d’expériences de gestion qui l’ont précédé. Ce livre met beaucoup plus l’accent sur la représentation rationnelle de la direction, de la gestion des hommes et des ressources d’un point de vue de la rentabilité et de l’efficacité qui est au cœur de toute entreprise visant comme finalité ultime l’accroissement constant de ses profits, que sur les aspects techniques et comptables qui sont, au demeurant, une des fonctions essentielles de la gestion de son personnel.

AR Novembre O8 Ce qui a motivé le projet de ce livre est le constat qu’en Algérie la gestion des ressources humaines et des compétences disponibles est conduite de manière si anti-rationnelle et si anti-économique qu’elle suscite d’immenses gâchis dans tous les secteurs de la vie économique et sociale. Ces gâchis sont essentiellement dus au primat accordé au culte absolue de la « technique » pour la technique, et au commandement autoritaire des gestionnaires plutôt désignés ou nommés par décrets qu’élus, au détriment des compétences certifiés. Il en résulte que ces « techniciens » gestionnaires, souvent dépourvus de « technicité » véritable, refoulent et marginalisent ceux qui disposent de véritable capital de connaissances en termes de réflexion, d’innovation, d’esprit d’initiative et d’imagination.

Ces gestionnaires « maison » que l’on trouve , notamment à la tête de grandes entreprises publiques, telles Sonatrach, Sonelgaz, Algérie Télecom, et bien d’autres relevant du secteur public, s’imaginent que l’on peut aborder la mondialisation à laquelle l’Algérie a souscrite en se contenant de substituer aux termes anciens, complètement éculés, les notions à la mode. Aux discours et théories brumeuses dont ils se sont nourris précédemment ( gestion socialiste des entreprises, planification socialiste, dirigisme étatique…), ils ont substitué donc ces notions séduisantes : économie de marché, rentabilité, performance, compétitivité, ext. Notions d’ailleurs auxquelles ils n’entendent pas grand chose tant qu’elles ne relèvent pas d’une pratique réelle, suivie et encadrée par une réflexion raisonnée et théorique. Installés dans la mentalité de fonctionnaires « protégés », parce que cooptés, et grassement rémunérés par l’Etat- Providence, ces gestionnaires convertis in extremis à l’économie de marché et à la globalisation, se dispensent de l’effort de réflexion tendant à mieux utiliser les ressources de l’imagination locale pour mettre l’économie à niveau et lui donner les moyens pour être efficace et compétitive sur le marché mondial.

Alors que nos grandes entreprises publiques disposent désormais, par effet d’imitation, de suivisme et de mode de Direction des Ressources Humaines ( DRH) et de Gestion des Ressources Humaines ( GRH) coiffées d’anciens fonctionnaires complètement rétifs ou imperméables aux nouveautés, à l’imagination, à la souplesse de l’esprit et aux découvertes des choses, elles ne font rien pour garder leurs cadres les meilleures ni drainer vers elle les compétences susceptibles de renforcer leur capacités productives internes et leurs « avantages comparés » en termes de savoir-faire et de savoir- être. Une entreprise comme la Sonatarch, mais aussi Sonelgaz, connaissent en effet une véritable saignée de leurs cadres, qui sont captés au grand dam de l’Algérie, par les entreprises étrangère, occidentales et arabes.

Pourquoi cette saignée ? C’est que les cadres désertant ainsi leur entreprises ne sont pas valorisés, ni sur le plan matériel, ni sur le plan de la reconnaissance personnel par leurs chefs hiérarchiques. C’est parce que aussi les responsables de ces directions ou gestion des ressources humaines ne savent pas ou ne veulent pas apprécier à leur juste valeur les compétences que recèlent leurs employés et cadres en défection. A en croire la presse nationale, la Sonatrach aurait donc perdu des centaines de cadres durant la décennie écoulée en faveur de ses concurrents étrangers. Et la saignée continue.

Coquille vide, ces GRH repoussent plus qu’elles n’attachent leur cadres les meilleures. Le fait qu’elles ne disposent d’aucune structure permanente de réflexion, d’élaboration, d’études et d’enquêtes, ainsi que d’évaluation rigoureuse de leur potentiel, ces GRH se privent donc de la possibilité d’anticiper et de prévoir l’avenir. Travaillant en vase clos et sur le mode « administratif », et bureaucratique le plus étroit et qui consiste à gérer plus les « coups de fil », les rendez-vous superflus, les cérémonies d’ouverture et de fermeture de séminaires plus grandiloquents que grandioses, ces GRH se condamnent à la stérilité dont les manifestations officielles et les parades en sont la manifestation des plus saillantes.

On ne peut pas prétendre, en effet, s’inscrire dans la logique de l’économie de marché, de la mondialisation et de l’âpre compétition qui se livrent à front renversés les différentes nations tout en pratiquant une politique et une gestion hybride de l’économie nationale, située à mi chemin entre le dirigisme, le laisser-faire, et la prédation de la rente pétrolière par une poignée d’individus sacrifiant les intérêts de la nation entière à leur seule visée égoïste. Et le pire de tout, ce n’est pas seulement cet accaparement indue de la richesse nationale, c’est aussi cette insouciance criminelle qui consiste à réprimer la vérité, à étouffer l’esprit et le talent de toutes les forces vives de la nation, à marginaliser les compétences capables de relever les défis que nous lancent le monde capitaliste, arrogant et sûr de lui-même.

Je m’efforce dans ce livre de dessiller les yeux du public lettré, honnête et soucieux de l’intérêt du pays, que la bonne gouvernance de l’économie d’une nation, pour reprendre le vocable à la mode, ne se réduit pas uniquement à une affaire de chiffres, de manipulation des techniques financières et comptables, mais elle suppose surtout une réflexion d’ensemble associant non seulement tous les acteurs économiques et sociaux ( patronat privé et public, syndicats, monde associatif, partis politiques,experts et intervenants indépendants…), mais elle suppose également l’association de toutes les compétences nationales disponibles à l’élaboration de la stratégie industrielle de l’Etat. Or cela ne semble guère le cas, puisque cette stratégie, si tant qu’elle existe effectivement, résulte pour l’essentiel des palabres confidentiels des divers cabinets ministériels, palabres dont le contenu est rendu public sous les dénominations vagues de « mise à niveau », de « restructurations » et « d’économie de marché ».

Nos managers institués, ceux notamment qui chapeautent les DRH et les GRH, n’ont rien à envier à leurs devanciers de l’économie socialiste planifiée des années soixante et soixante-dix. Comme eux, ils sont encore conditionnés par les réflexes de gestion hiérarchiques et autoritaires qui, par nature, ne s’accommodent pas avec le dialogue, l’écoute et la concertation entre le sommet de la pyramide et la base. Ils ignorent que savoir bien manager, ne se réduit pas à une affaire d’injonctions, d’ordre, de blâme ou de sanction, mais surtout à une question de pédagogie, de savoir- faire et de savoir- être, toutes postures en somme qui entrent en ligne de compte dans la bonne gestion d’une entreprise d’une certaine dimension.Bien gérer une entreprise avec un personnel divers et hétérogène, c’est avant tout savoir écouter et communiquer avec ses « subordonnés » en essayant de les motiver afin d’obtenir leur engagement et adhésion à l’idéal de l’entreprise inscrite dans un environnement international concurrentiel.

Par ailleurs, un chef d’entreprise ou un directeur de DRH ou GRH, qui ignore ou qui fi des théories de l’économie des organisations, et aux outils conceptuels de la science économique, ne saurait aucunement prétendre pouvoir gérer avec l’efficacité et la rationalité requises une entreprise de grande dimension. Or, ce que l’on constate en Algérie, c’est que les patrons des grandes entreprises, tout comme les responsables situés à l’échelon immédiatement inférieurs, comme les directeurs des GRH, répugnent aux spéculations théoriques qu’ils considèrent à tort comme trop abstraits ou « académiques ». Pour eux, la théorie n’est pas seulement rébarbative, mais elle est improductive, voire stérile dans la mesure où elle ne leur donnerait pas immédiatement toutes « les clefs » des problèmes de gestion auxquels ils sont confrontés au quotidien. Ce qui les détourne de la théorie réflexive, et les dispense de l’effort de lecture et de quête de savoir managérial c’est le sentiment qu’ils occupent des postes « politiques » conformément au jeu de la cooptation ou de la désignation d’office et non des postes de « gestionnaires » au sens de managers confirmés. Les critères de compétences avérées s’effacent donc devant la charge ou la « mission » politique ou administrative dont ils se sentent pleinement investis par la grâce du Prince.

Cette manière de concevoir l’affectation des postes et des charges est le contraire de la rationalité, de l’efficacité et du bon sens. Elle est datée. Pour un pays qui veut s’engager de plain-pied dans la mondialisation, et s’arrimer à l’économie de marché en devenant compétitif, il ne saurait réussir son pari en sacrifiant ses avantages comparés que constituent les compétences réelles sur l’autel de l’incurie que reflète le système de cooptation calamiteux.
Nos gestionnaires actuels qui affichent, dès le seuil franchi de leurs bureaux, des visages graves et affectent de montrer des mines distinguées de « modernisateurs », sont en vérité les héritiers légitimes et le produit non raffiné, mais brut, de l’époque du socialisme « scientifique » d’antan. Ils sont encore fortement imprégnés, malgré leurs âges relativement jeunes, de la logomachie socialisante et de la langue de bois du temps de la « révolution industrielle » manquée par l’enthousiasme et le zèle excessifs du « père » non de l’ « industrialisation », mais de la désindustrialisation du pays: Belaid Abdesselam et ses acolytes…

En dépit de cette « page » qui semble avoir été tournée, le pays n’en finit pas pourtant de reproduire les mêmes comportements économiques et les mêmes réflexes conditionnés par la mentalité paternaliste de commandement et de gestion des affaires de la nation. La représentation de la gestion des ressources humaines demeure, comme avant, prisonnière d’une vision bureaucratique d’autant plus étroite et bornée qu’elle entrave toutes les initiatives et les talents susceptibles d’émerger à la surface en donnant une impulsion vigoureuse à l’essor et au développement de la nation, devenue désormais la « poubelle » où se déversent tous les déchets et produits avariés de l’Europe et de l’Asie. Comment peut-on être compétitifs et faisant valoir nos avantages « comparés » lorsque nos industries « restructurées » sont déficitaires, au bord de la faillite si elles ne le sont pas déjà, lorsque notre marché local est transformé en débouché pour l’écoulement des manufactures d’Europe, et nos compétences, enfin, intellectuelles et techniques sont marginalisés, et comme placés en quarantaine, comme des pestiférés ? Ce n’est pas seulement le loquace ex-chef de gouvernement, Ben Bitour, qui ne me contredira pas sur chapitre qui lui tient tant à cœur, mais je pense que tous les Algériens, sans exception ou presque, seront d’accord également pour conforter ma thèse d’une Algérie lamentablement mal gérée par l’imbécile faute d’une stratégie politique flottante et aux horizons bornés…

Tel est, grosso modo, le contenu de cet ouvrage qui se veut à la fois une modeste contribution aux éclairages de certains aspects théoriques et pragmatiques de la problématique de GRH, et un moyen pour inviter à un débat national sérieux et responsable afin de dissiper les malentendus et les incertitudes engendrés par notre adhésion presque moutonnière à la Mondialisation…

Entretien réalisé par Fayçal Anseur

D’autres publications:

1. Les frères et la mosquée. Une enquête sur le mouvement islamiste en Algérie,Paris, Karthala, 1990.
2. Grandeur et décadence de l’Etat algérien, Paris, Karthala, 1994.
3. Les enfants illégitmes de la République. Les beurs etles figures emblématiques de l’action humanitaire, Paris, Maisonneuve et Larose, Paris, 2004.

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