Les Algériens peuvent-ils vivre sans leur économie informelle ?

Redaction

Dans le collimateur des dirigeants depuis plusieurs années, l’économie informelle continue de proliférer en Algérie. N’est-il pas temps de chercher à contrôler ces activités frauduleuses plutôt que de tenter de les éradiquer ? Des experts algériens dans le domaine ouvrent le débat.

L’état des lieux est accablant : au cours des quatre dernières années, des transactions commerciales sans factures d’un montant global de 206.5 milliards de DA, à savoir pas moins de deux milliards d’euros,  soit une moyenne annuelle de 51,6 milliards de DA, ont été découvertes par le ministère du Commerce. Mais de l’aveu même du ministre en charge du dossier, Amara Benyounes, présent à la Journée d’étude sur l’économie et le marché informel, organisée par son département lundi 2 février à l’hôtel El Aurassi, ces chiffres sont certainement inférieurs à la réalité. Amara Benyounes a ainsi déclaré devant un parterre d’invités, pour la plupart des représentants de chambres de commerce et d’associations de défense des consommateurs, qu’il est « difficile de cerner avec exactitude l’ampleur de ce phénomène au regard de sa nature occulte et de ses pratiques frauduleuses ».

Presque un Algérien sur deux travaille dans l’économie informelle

Une chose est sûre, l’économie souterraine a gagné du terrain en Algérie ces trente dernières années. « Le passage d’une situation de monopole et de pénurie à une situation de concurrence et d’abondance a été accompagné par l’émergence de pratiques frauduleuses et anticoncurrentielles à l’origine de la prolifération d’une économie parallèle ou informelle », a expliqué Amara Benyounes. D’après l’Office national de statistiques (ONS), le poids de l’économie informelle dans le PIB algérien est passé de 20% en 1975 à 33,5% en 2001, pour s’établir à 45,6% en 2012, dernière statistique en date. Parmi les secteurs d’activités les plus concernés par le marché de l’informel en Algérie, les services (45%), le bâtiment et travaux publics (BTP) (37,4%) et enfin l’industrie (17,3%), a cité Farid Allaouat, maître de conférence à HEC Alger, au cours de la Journée d’étude.

Le marché de l’informel est surtout un employeur non négligeable. Le nombre d’Algériens, qui travaillent dans ces réseaux parallèles et illicites, a doublé en l’espace de trente ans. D’après l’OCDE, le travail informel représentait 21,8% du total des emplois (non agricoles) en 1975-1979, contre 41,3% en 2000-2007.

Bien sûr, ce n’est pas l’apanage de l’Algérie, rassurent les experts. En Tunisie, 35% des emplois relèvent de l’économie informelle, au Maroc ce taux grimpe jusqu’à 67,1%. « Mais ce n’est rien par rapport au Pakistan, Bangladesh et à certains pays d’Amérique latine, où le taux frise les 90% », a souligné Rachid Alliouche, enseignant-chercheur à HEC Alger, durant la Journée d’étude. L’Union européenne n’est pas en reste, renchérit cet économiste, puisque 18% du PNB européen provenait en 2013 de ces activités parallèles.

Pour Amara Benyounès, il ne faut pas aller chercher très loin les causes de l’explosion du marché informel dans le pays. « Si par le passé, l’informel constituait un refuge pour une frange minime d’une population, sans revenu ou à la recherche de ressources financières supplémentaires pour subvenir à ses besoins, son expansion actuelle obéit, de plus en plus, à des objectifs occultes et à des motivations de gain facile, d’enrichissement illicite et d’évasion fiscale », a affirmé le ministre du Commerce. D’autres paramètres, tels qu’un marché de l’emploi au point mort, la sur-fiscalisation des entreprises, la bureaucratie, des revenus indécents une couverture sociale décevante sont aussi à prendre en considération pour analyser avec finesse ce phénomène, considèrent les universitaires.

Dans le but d’endiguer la croissance du marché informel en Algérie, le ministère du Commerce a mis au pied un plan d’action, prévu dans le programme quinquennal 2010-2014, comprenant une enveloppe de 12 milliards de dinars pour la réalisation et l’aménagement de marchés de proximité, une seconde de 10 milliards de dinars pour installer des marchés couverts. L’objectif est également d’insérer dans l’économie formelle les artisans du marché informel. C’est pourquoi, le ministère du Commerce a aussi prévu l’exonération, à titre transitoire, des commerçants qui ouvrent boutique dans les sites aménagés par les collectivités de l’impôt forfaitaire unique (IFU) pour les deux premières années d’activité. À l’issue de cette période, ces commerçants bénéficieront de nouveaux abattements fiscaux.

Formaliser l’informel

À une réponse répressive, consistant à mater les ouvriers du marché informel, le ministère du Commerce semble désormais préférer la logique progressive, par des réformes structurelles. « Il faut créer les conditions économiques et sociales pour mettre fin à l’informel. Et cela passe par des mesures incitatives qui rapprochent les populations dans l’informel vers l’informel », a martelé Farid Allaouat durant la Journée d’étude.

Pour certains experts, animateur de la Journée d’étude sur l’économie et le marché informel, les activités parallèles et illégales ne peuvent pas être que néfastes pour la santé économique du pays. « Il faut distinguer l’économie informelle prédatrice, qui ruine des emplois, de l’économie informelle productrice, qui tire la croissance d’un pays vers le haut », a nuancé Cherif Souak, maître de conférence à HEC Alger, ajoutant : « les économies informelles et formelles sont imbriquées. Il y a de l’informel dans le formel ! ». Dans la foulée, il a cité l’exemple de l’Italie, « où l’informel est de partout, y compris dans des entreprises de l’économie formelle, comme les fabricants de vêtements, de lunettes et de cigarettes, et profite à la croissance nationale ».

Dans un pays où presque un citoyen sur deux travaille dans le marché de l’informel et où le taux de chômage officiel avoisine les 10%, l’économie souterraine n’est-elle pas un mal nécessaire ? « Beaucoup de familles n’auraient pas de revenu si l’informel était éradiqué », a rétorqué Cherif Souak. Plutôt donc que de chercher à éradiquer le marché de l’informel n’est-il pas temps de chercher à le contrôler ? Dans ce sens, la centaine d’acteurs participants à la Journée d’étude de ministère a proposé, dans ses recommandations, la mise en place d’un Observatoire, composé d’associations de défenseurs des consommateurs, d’universitaires, de sociologues, chargé de recueillir une base de données sur ce phénomène pour être en mesure, enfin, de mieux l’analyser. Les participants recommandent aussi de formaliser le marché informel de la devise, en ouvrant des bureaux de change parallèle et en imposant un quota de sommes à changer. Ces recommandations seront prochainement étudiées par le ministère du Commerce.

Quitter la version mobile