Ali Baba et les 40 « épiciers de Hydra » ou comment faire fuir deux millions d’euros en 20 minutes

Redaction

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11 h. Le soleil lutte désespérément contre les nuages noirs qui obscurcissent le ciel.  Une atmosphère bizarre, étrange. Ni joyeux ni triste. Exactement le climat qui règne sur mon âme. Et pourtant, je viens de vendre la villa que j’ai héritée de mon père. Une superbe villa située à El-Biar. Prix de la transaction : 30 milliards de centimes ! Et me voici donc riche.

Je n’ai point à travailler, fournir le moindre effort, cravacher, ni me réveiller chaque matin à 6 h. Mon père, avant d’exhaler son dernier soupire, a partage toute sa fortune entre mes frères et moi. Mais qui était mon père ? Ah ! Là, je ne peux pas vous le dire. Il a occupé plusieurs fonctions sensibles dans plusieurs grandes institutions de l’Etat, notamment au niveau des Douanes algériennes. Il s’est enrichi grâce à un business parallèle qu’il entretenait clandestinement, en profitant des avantages de son pouvoir. A vrai dire, moi, de ce passé, je m’en fous royalement ! Mon père était-il un voleur ? Je ne le crois pas. Il a juste profité du « système ». Comme tant d’autres. Et moi, maintenant, dans toute cette histoire ? J’ai hérité de 30 milliards de centimes, je suis jeune et, franchement, je n’ai pas envie de rester dans ce pays…

Que faire ? M’installer ailleurs ? Mais comment expatrier cet argent ?  Je pars au square et je demande conseil auprès d’un ancien ami cambiste. « Ne déconne pas frérot ! Ici, on ne prend que les sommes modestes. C’est un marché de détail. Toi, il te faut au moins 2 millions d’euros. Va  voir le marché « de gros ». En plus, tu ne pourras pas les emmener dans une valise et quitter l’aéroport comme ça ! »  Marché de gros ? Je n’ai pas pigé. Mais, un autre commerçant à Meissonier, la célèbre rue commerçante à Alger-centre, me fait un topo complet. Un « barbu », derrière son stock de strings, soutiens-gorge et autres sous-vêtements féminins, me donne un cours de « finance parallèle ».

« Nous sommes maintenant organisés. On ne peut trimbaler avec soi deux millions d’euros et les proposer à la vente. Puis, les clients éprouvent de grandes peines à les faire sortir du territoire national. Les douaniers rackettent à tour de bras et beaucoup d’entre-eux peuvent te la faire à l’envers et te prendre ton argent pour ne pas la déclarer ensuite comme des devises saisies. Faut minimiser les risques fiston. Va voir de ma part les épiciers de Hydra ».

Clair, net et précis. Le « frérot » qui m’abandonne pour aller ensuite prier à la mosquée du coin, m’a expliqué par A+B comment je dois transférer illicitement de mon pays l’équivalent de deux millions d’euros. Plus besoin du square, je dois traiter avec le nouveau circuit bancaire parallèle. Oui, des banques parallèles déguisées en… « épiceries » !  Je prends ma bagnole, cache mes 30 milliards de centimes dans une grosse valise et  prends la route de Hydra. Je passe par la placette. Je fais quelques détours par quelques quartiers huppés où je venais, régulièrement, me prélasser avec mes copines. J’ai l’adresse d’une épicerie. Discrète, jolie, pourvue de tous les produits alimentaires made in France, du Chocolat jusqu’aux corn flakes.

Je me ballade entre les rayons. Réservé, je regarde à peine le vendeur qui fait mine de ne pas comprendre ce que je veux. Une minute, puis deux, ensuite trois, et il décide de briser la glace: « Je suppose que vous n’êtes pas ici pour acheter des Kinder Surprise, non ? » Aie! Le ton franc, il me parle en me regardant droit dans les yeux comme dans ces films de mafia hollywoodiens. Je « tombe la chemise » et entre dans le vif du sujet : « Oui, j’ai envie d’acheter deux millions d’Euros, mais… ». « J’ai compris. Tu veux un virement bancaire direct vers un compte domicilié à l’étranger. »

Épaté, j’ai failli m’écrier wow ! Le mec m’a compris en deux tours trois mouvements! Et il enchaîne : « Bon, je t’explique les règles : Ici, la discrétion est totale. Tu paies à l’avance. Tu ramènes tes milliards en dinars et on te fait le transfert rapidement en devises. Daccordo ? » Je m’exécute. Je retourne à mon véhicule, récupère mes 30 milliards de centimes et reviens à la vitesse grand V à l’épicerie. « Voila l’argent. 30 milliards de centimes. Çà me suffit pour récupérer deux millions d’euros ? », lui demandai-je. « Bah oui. Ici, à partir de 250 ou 300 mille euros, le taux de change est fixé à 150 Da alors que pour les autres petites sommes, il est en ce moment à 160 Da. Nous, on soigne nos clients », rassure-t-il.

Il vérifie la valise et prend dans son arrière-boutique une machine avec laquelle il compte les billets. La somme est bonne ? « Hiya bedat », me répond-t-il. Il souffle un moment. Il prend son smartphone et formule un numéro. Il me demande de lui écrire mon numéro de compte domicilié à l’étranger. Je lui file le numéro d’un compte que mon père m’a ouvert à Monaco,  quelques mois avant la mort de mon papa. Il donne le numéro à son interlocuteur et il raccroche. « Mon pote aux îles Caïman va te faire un virement. Va faire un tour et reviens dans 20 minutes je te donnerais un document prouvant que les deux millions d’euros ont été bel et bien versés dans ton compte ». Wow ! En 20 minutes à peine ! « Oui, frérot, tu crois quoi ? On rigole pas ici »…

Je sors de l’épicerie avec une canette de Coca Cola Light. Je suis riche, je ne dois pas choper le diabète et mourir bêtement. Je fais une petite ballade. Je drague quelques filles qui sortent d’une banque, celle-là bien réelle, et je retourne voir mon interlocuteur. Large sourire aux lèvres, il me montre ce que tout le monde appelle dans ce milieu le SWIFT. Allez, je vais faire mon intellectuel. Le SWIFT est l’acronyme de Society for Worlwide Interbank Financial Telecommunications. Il s’agit d’un outil de transmission des ordres de paiement, une messagerie électronique que tous les banquiers utilisent pour effectuer tous leurs mouvements titres et espèces. C’est aussi un  réseau possédé par les banques qui sert aux échanges interbancaires mondiaux. Une fois le virement validé et accompli, le contact en place aux Iles Cayman, ou dans un autre paradis fiscaux, expédie par internet ce fameux SWIFT à mon épicier. Et ce dernier l’imprime tout simplement dans son arrière-boutique pour me le remettre en main propre !

Avec ce document, j’ai enfin la preuve que mon compte est crédité de deux millions d’euros. Je me suis débarrassé de 30 milliards de centimes en 20 minutes. En 20 minutes, j’ai fait fuir deux millions d’Euros de mon pays sans risquer ma peau ni le moindre souci judiciaire. « Bon mec, tout est en règle. Bessahtek. Et n’hésite pas à revenir la prochaine fois. On peut te faire des virements à partir de Hong Kong, Dubaï ou même du Luxembourg. Nous travaillons 24 h sur 24 » !

Bluffant ? Non, pas du tout ! Chaque jour, dans cette épicerie, dont il existe plusieurs jumelles à Hydra et même dans d’autres quartiers à Alger, des dizaines d’hommes et de femmes, riches algériens, et quelques fois des étrangers, viennent demander des transferts de devises dans leurs comptes domiciliés à l’étranger notamment à Dubaï et Hong Kong, les deux paradis fiscaux les plus fréquentés par les Algériens.   Cette histoire, celle que je vous ai racontée et que j’ai vécue en compagnie d’une autre personne à qui j »ai promis l’anonymat, se répète quotidiennement. Selon plusieurs banquiers établis à Alger, chaque année, pas moins de 10 milliards d’euros fuient ainsi notre pays en empruntant ce circuit bancaire parallèle. Merci l’Algérie…