Décryptage/ Bouteflika, le président du « quantitatif » au détriment du « qualitatif »

Redaction

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Dans une précédente interview, Mohamed Kecel, l’expert financier, a décrypté la situation économique de notre pays. Il avait proposé une feuille de route concrète pour soigner les maux de notre économie, sérieusement menacée par une véritable faillite financière, en raison de la chute brutale des prix du pétrole. Dans ce second entretien, notre expert analyse le bilan des trois mandats successifs de Bouteflika. Il passe au peigne fin les évolutions de notre pays et dresse un état des lieux sans aucun parti-pris. Que doit devenir l’Algérie après le règne du Président Bouteflika ? Décryptage.

Entretien réalisé par Abdou Semmar

Comment évaluez-vous les trois mandats du président Abdelaziz Bouteflika ?

Pour répondre à cette question en toute objectivité, il faut d’abord y apporter des réponses sur plusieurs plans. D’abord, sur le plan socio-économique, plusieurs bonnes choses sont à noter, mais de nombreuses faiblesses sont également à déplorer. Ainsi, si l’on analyse les aspects liée à l’évolution de la société,  nous constatons clairement que le niveau de vie des Algériens a évolué par rapport aux années 90. Pour s’en convaincre, il faut analyser la société algérienne selon les standards de la Banque mondiale et du FMI, deux grandes institutions internationales qui consacrent le principe « quantitatif » comme instrument du changement. Et puis nous avons le principe  du « qualitatif » qui doit mesurer l’ampleur et la nature du changement apporté à une société, en fonction des standards internationaux reconnus mondialement.

Commençons ainsi par les paramètres quantitatifs et planchons sur les  réalisations accomplies depuis 1999: 

 1- Une évolution dans l’enseignement supérieur : l’Algérie est passée de 400 milles étudiants à l’université en 1999 à 1,3 millions étudiants en septembre 2013

 2 – Un meilleur taux d’alphabétisations des adultes considéré aujourd’hui comme l’un des meilleurs en Afrique.

 3 – Accès a internet : De nombreux efforts ont été déployés entre 1999 à 2013 pour vulgariser Internet en Algérie même si la 3G a été lancée difficilement et tardivement.

 4- L’Algérie est restée une société de jeunes avec  75 %  de la population qui a moins de 40 ans.

 5- Un important taux de fécondité dans un pays qui enregistre actuellement plus d’un million de naissances. Aujourd’hui, nous revenons petit à petit vers des familles de deux enfants à la place des familles très nombreuses.

6- Un important taux d’urbanisation : L’Algérie  a réalisé  la construction de  plus 3 millions de logements entre 1999 et 2014. Un bilan respectable.

 7- Participation des femmes dans la politique : L’Algérie a augmenté conséquemment le taux de représentativité des femmes dans les instances politiques comme le Parlement.

 Si l’on tient compte de ces sept indicateurs, on peut apprécier le changement sociétal qui s’est produit en Algérie. Cela veut dire que la dépense publique et ses  programmes d’infrastructures et autres développements,  financés  par le budget de l’Etat, ont servi a améliorer les fondamentaux du pays, en dépit de tout ce qu’on peut dire. Cependant, ces réalisations ne seront pas pérennes sans des changements qualitatifs. Et c’est dans ce chapitre que nous trouvons le point noir de l’ère Bouteflika.

Nous n’avons pas assisté, malheureusement, sous sa Présidence à la mise en place « des paramètres qualitatifs », à savoir l’émergence de Grandes Ecoles, la réforme de l’école, la réforme institutionnelle et l’émergence d’une élite intello-citadine structurée, active et autonome, etc. D’autre part, les reformes  économiques de la deuxième génération, à savoir la création des entreprises, l’offshoring, la réforme bancaire, le management des grandes entreprises publiques,  etc, n’ont pas été accomplies. Et pourtant, ce sont ces réformes qui créent  réellement de la richesse, indépendamment de la dépense publique et de la rente. Encore une fois, sur ce point, le bilan de Bouteflika est très mauvais.

– Qu’en est-il de nos réserves de changes ? Comment sont-elles gérées par les décideurs et comment peuvent-elles aider à faire face à la situation de crise que nous subissons ? Quelle est la durée de vie de ces réserves ?

Une banque centrale ne fait pas le métier de Goldman Sachs. Elle n’investit pas dans des produits financiers sophistiqués qui échappent à la compréhension même des banquiers. Sur ce volet, la Banque d’Algérie s’est bien acquittée de sa mission ; la sécurité des placements et la liquidité sont les deux paramètres les plus importants dans la gestion des réserves de changes, la rentabilité vient après. Rappelons-nous de la crise financière internationale de 2008/09 qui a emporté tant de grands noms de la Finance internationale… La Banque d’Algérie n’avait pas perdu 1 dollar.

Mais il y a aussi lenvironnement juridique qui a freiné  des reformes économiques majeures. Que préconisez-vous pour améliorer le climat des affaires en Algérie?

Le cadre juridique n’est que l’interprétation du modèle économique auquel nous aspirons. Il faut lancer un débat national pour savoir réellement ce que nous volons faire de notre économie. Quels sont les secteurs dans lesquels nous pourrions et voudrions nous insérer dans le cadre de la chaîne de valeurs mondiales ? Que voulons-nous faire des IDE ? Et de notre système financier et bancaire ? Voulons-nous faire d’Alger un hub financier d’envergure régionale ? La valeur de notre monnaie ? A-t-on une feuille de route sur 10, 15, voire 20 ans pour sa convertibilité ? Ce sont toutes ces questions qui conditionnement nos choix futurs en termes d’organisation économique. Des questions stratégiques qu’il faudrait soumettre à un large débat public. Le reste suivra…

Si vous avez un message à transmettre à la classe politique en général, et aux décideurs en particulier, que serait-il ? 

J’aimerais leur dire que le socle de base d’un pays, c’est son capital humain. L’Algérie a des cadres techniques de valeurs dans différentes multinationales et universités, etc. Nous avons ici, en Algérie, et à l’étranger, des cadres valeureux sans aucune obédience politique, et les dirigeants doivent les impliquer dans la gouvernance de notre pays. Il est temps de comprendre que les solutions techniques ne viendront pas des politiques, mais des experts. N’oublions jamais qu’une bonne partie de l’opposition d’aujourd’hui a été impliquée dans la gestion du  secteur économique algérien et du pays en général, depuis 20 ans. Elle demeure responsable de ce sous-développement. N’oubliez pas que la fameuse LFC 2009 a été défendue par un ancien ministre du commerce, aujourd’hui dans les rangs de l’opposition ( CNLDT ) !

N’oublions pas aussi qu’une bonne partie de l’élite intellectuelle algérienne considère la sphère politique comme une « sphère de charlots » ou l’incongruité est la régle. A l’exception de quelques politiciens honnêtes et valables, nous n’avons pas de dirigeants politiques visionnaires pour bâtir une nouvelle Algérie.

Je recommande de créer un espace dédié à l’élite qui n’entretient aucune relation partisane avec la scène politique. Il faut fédérer notre élite pour devenir une force de proposition. Inspirons-nous  de ce qui s’est fait au lendemain d’octobre 1988,  avec la  création de l’Union des  économistes et sociologues Algériens. Un cercle de réflexion créé par nos aînés tels que feu Abderrahmane Fardheb,  professeur d’université, Feu M’hamed Boukhobza, éminent sociologue lâchement assassiné ou le défunt Djamel  Eddine Bessaïh, économiste et ancien cadre au ministère du Commerce ainsi que le Dr Benissad, économiste et ancien  ministre. Plusieurs autres intellectuels se sont engagés pour sauver l’Algérie. Ils ont été de véritables contributeurs d’idées avec pour seule ambition, loin de tout opportunisme : voir Algérie émerger. Essayons, avant qu’il ne soit trop tard, de fédérer nos élites pour un projet commun.