Les ventes de scooters ont explosé ces dernières années en Algérie, sans que les automobilistes ou les autorités n’y soient préparés. Décryptage d’un phénomène de société et analyse des enjeux cruciaux qu’il représente.
Ils sont partout. Au cœur des villes, dans les montagnes, en bord de mer. Sur les autoroutes, les chemins, les trottoirs. Aujourd’hui, qui n’a jamais croisé ou doublé l’un de ces engins lancés à pleine vitesse? Personne. Et pour cause : ces dernières années, les deux-roues ont littéralement envahi l’Algérie.
Cylexx est un distributeur implanté dans le quartier d’El Mouradia, à l’Est d’Alger, qui importe tous ses modèles de Chine et fournit plusieurs distributeurs à travers le pays. Depuis quatre ou cinq ans, il écoule près d’un millier de véhicules chaque année -dont 70% entre mars et septembre- et assure que le marché du scooter pèse aujourd’hui en Algérie pas moins de 600 millions de dollars.
Son directeur commercial, Abderraouf Boulaa, identifie principalement trois types d’utilisateurs : des automobilistes à qui on a retiré le permis, des coursiers pour des entreprises, et des jeunes de moins de 25 ans -l’écrasante majorité. Tous sont séduits par la liberté de ce mode de déplacement, mais surtout par son côté pratique qui lui permet de passer outre les embouteillages aux heures de pointe -si toutefois les autres usagers leur laissent assez d’espace pour se faufiler.
Beaucoup d’usagers rouleraient sans carte grise, sans permis, sans assurance et sans casque
“Le problème, c’est que c’est un phénomène nouveau auquel les automobilistes ne sont pas encore habitués,” nuance justement M.Boulaa. “Il n’y a pas encore de culture du deux-roues et les autorités sont elles aussi dépassées,” ajoute-t-il en évoquant un laxisme qui permet par exemple d’enregistrer certaines cylindrées comme des 124,6 cm3 au lieu de 125, et d’éviter ainsi de devoir se munir d’une plaque d’immatriculation.
Beaucoup de conducteurs circuleraient donc sans carte grise, mais également sans permis et sans assurance, puisque de nombreuses compagnies refuseraient ce genre de clients considérés comme “à risque” -sur les 9 325 accidents de la route survenus en zones urbaines au cours du 1er semestre 2014, 1676 impliquaient des motocyclistes, causant 76 morts et 1 791 blessés. La principale réticence demeure néanmoins le port du casque.
“On le livre gratuitement avec le scooter, mais quasiment personne ne le met parce que ça dérange ou ça décoiffe!” s’emporte M.Boulaa. “Personnellement, je connais les dangers et je leur répète à chaque fois. Maintenant si certains veulent mettre leur vie en péril, c’est leur problème. Je ne vais quand même pas leur mettre moi-même un casque sur la tête!”
Un peu plus loin, le concessionnaire Peugeot de Bir Mourad Raïs offre également un casque à tous ses acheteurs, et sa responsable affirme avoir senti une certaine prise de conscience vis-à-vis de la sécurité au cours des derniers mois. Il faut dire que les modèles sont plus chers -compter environ 200 000DA pour le 125cm3 phare de la marque, contre 140 000DA pour son équivalent chez Cylexx- et que la clientèle est sûrement plus éduquée et mieux informée des risques. Même son de cloche chez Yamaha Sebala, qui assure que tous ses motards roulent aujourd’hui casqués.
Sensibiliser plus que punir
Les professionnels du secteur dénoncent la passivité des policiers qui laissent trop souvent filer des jeunes conducteurs en claquettes, manches courtes et tête nue, et prônent une tolérance zéro face à de tels comportements. Au cours du premier semestre 2014, les forces de l’ordre ont pourtant sanctionné près de 5 000 infractions liées au non-port du casque ou à la nuisance sonore, et presque autant de délits pour non-présentation des documents obligatoires à la conduite. La Direction générale de la sûreté nationale (DGSN) assure qu’elle a émis « des propositions visant à la révision » du code de la route et parle d’un « plan d’action spécifique » à partir de novembre. Les associations préfèrent quant à elles traiter le problème à la racine, et mettre davantage l’accent sur la sensibilisation.
“Il y a plus de 4 000 morts dans des accidents de voiture chaque année [4 540 en 2013, ndlr], alors vous imaginez ce que ça peut donner avec des véhicules qui n’ont aucune protection,” s’alarme Flora Boubergout, présidente du collectif El Baraka, qu’elle a lancé en 1999 pour venir en aide aux accidentés de la route, après avoir été elle-même victime de cette violence routière. “Il y a rarement de juste milieu. Soit on meurt sur le coup, soit on est handicapé à vie. Ce qui est peut-être pire aujourd’hui en Algérie.”
Les militants d’El Baraka interviennent régulièrement dans les écoles et les universités, sur des actions ponctuelles des forces de l’ordre ou des concessionnaires, ou encore directement dans des séminaires d’entreprises. Mais ils sont convaincus que pour toucher le public le plus largement possible, il est indispensable d’utiliser le canal des médias de masse comme la radio et la télévision. Soutenu et financé par Peugeot et l’assureur Alliance, le mouvement lance régulièrement des campagnes dans lesquelles il n’hésite pas à diffuser des images choquantes, “pour que les gens s’en souviennent lorsqu’ils prennent le volant”.
Des solutions simples mais un problème “marginal”
Pour Mme Boubergout, quelques solutions simples peuvent être mises en place pour améliorer la sécurité les usagers de deux-roues algériens, comme par exemple obliger les compagnies à assurer ce type de véhicules, ou encore proposer des équipements aux designs et aux couleurs attrayants qui inciteraient les jeunes à les porter.
Cependant, si la présidente d’El Baraka pense que la société civile doit d’abord se mobiliser toute entière pour faire évoluer les mentalités, elle est consciente que c’est l’Etat qui doit ensuite prendre le relais pour mettre en place certaines politiques de répression ou d’aménagement, comme construire des pistes cyclables, une solution qu’elle a maintes fois suggérée mais qui est toujours restée lettre morte. Son rêve ultime serait de pouvoir se déplacer partout en vélo, sans respirer à pleins poumons les gaz d’échappements ou craindre de se faire renverser à tout instant. Une utopie qui semble encore bien loin de se réaliser.
“Compte tenu de l’état actuel de nos routes, défoncées et complètement engorgées, le problème du deux-roues aujourd’hui en Algérie n’est même pas secondaire; il est marginal,” conclut Abderraouf Boulaa.