Ferhat Aït Ali est analyste financier. Dans cet entretien accordé à Algérie Focus, il nous livre un éclairage sur le taux d’inflation qui continue sa hausse dans notre pays, à la lumière des chiffres de l’Office national des statistiques, rendus publics hier lundi. Il décrypte également la crise financière qui frappe durement le pays, dont l’intégrité est plus que jamais menacée.
AF: Le rythme d’inflation annuel en Algérie a grimpé pour se situer à 4,5% en avril 2015, contre 4,1% en mars dernier, selon les chiffres de l’Office national des statistiques (ONS). D’un point de vue économique, comment peut-on interpréter ce taux ?
Ferhat Aït Ali: Avant d’interpréter le taux en lui-même, il faudrait déjà s’entendre sur les facteurs et repères qui lui servent de fait générateur. Du point de vue de l’ONS, ces facteurs sont un ensemble d’indices de prix à la consommation sur le marché interne, couplés à d’autres facteurs relatifs à la baisse ou hausse des prix des intrants de production et des produits finis importés sur le marché international à usage de consommation finale. De ce fait, je ne considère pas ce taux comme fiable dans la sphère réelle, il ne correspond à rien de concret et se limite à des indices aussi partiels dans l’approche qu’artificiels dans l’étude.
Ainsi les subventions aux produits de base, accordées par l’Etat pour le gros des produits consommés localement en quantités et montants, ne sont pas évacuées de l’étude, alors qu’elles maintiennent le taux très bas, tout en surchauffant les besoins budgétaires.
Concrètement, dans un pays qui ne produit pas grand chose, toute dévaluation de la monnaie locale se répercute immédiatement et directement sur le taux d’inflation et le coût de la vie, mais par le truchement des subventions et l’élimination des produits gênants en matière de fluctuations à la hausse, on peut générer le taux qu’on veut, sans que cela ne soit forcément vrai.
Si ces deux taux étaient logiques, ils auraient dû avoir une répercussion directe sur les taux directeurs de la Banque d’Algérie qui en sont tributaires comme dans tout système économique normal. Or, ces taux n’ont pas fluctué depuis six ans.
Donc, le taux d’inflation réel est plus important que celui avancé par l’ONS ?
Evidemment que le taux réel est plus important, et ne doit pas être inférieur à deux chiffres, si on s’en tient à la fluctuation du dinar depuis septembre 2014.
Peut-on alors dire que ce taux est davantage politique qu’économique?
C’est peut être une déformation de ma part, mais en ce qui concerne l’ONS, je n’ai jamais considéré que ses taux et autres indices sont fiables dans l’absolu, quand leurs données ne convergent souvent pas avec celles des autres secteurs censés les alimenter en statistiques, et qu’elles viennent souvent des années après la nécessite de leur exploitation. On peut être sûrs que l’élément politique est plus prédominant que la fiabilité économique dans l’établissement et la mise en ligne de ces données.
Le problème est que je ne sais quelle est l’utilité politique de communiquer ce genre de données, qui de facto ne convainquent que les parties déjà acquises au jeu, et servent plus à les maintenir dans l’aveuglement volontaire qu’à les éclairer sur la proximité du précipice. Les instances internationales savent de quoi il en retourne et savent que nos ratios sont artificiels et ne tiennent qu’à des manipulations qui échappent à la logique économique la plus élémentaires, mais les prennent pour ce qu’ils sont sur le moment, en signalant leur précarité, dans l’absolu, en attendant que le tapis qui les supporte, en l’occurrence la rente et les réserves de change s’effritent, pour sortir la grosse artillerie et dire à nos gouvernants leur fait dans toute sa crudité.
Aujourd’hui, on peut même juguler le taux d’inflation et le réduire à zéro, vu que nos réserves de change dépassent notre émission monétaire du double, et que le gros de ces réserves sont à Sonatrach, elle-même propriété de l’Etat qui peut ponctionner ses revenus et réserve pour tenir encore deux ans dans l’insouciance, mais après aucun billet dans notre pays ne vaudra sa valeur en papier brut.
Faut-il comprendre par là que l’Algérie ne peut tenir encore que deux ans? Nombre de spécialistes ont justement avancé la possibilité de recours de notre pays à l’endettement dans très peu de temps. Soutenez-vous cette hypothèse?
Le gros problème, est que nous ne présentons pas assez de garanties pour un endettement massif à hauteur de nos nouveaux besoins, et que nous ne pouvons pas nous limiter à des prêts limités et à destinations négociées et contrôlées avec les créanciers, nous aurons besoins de gros emprunts, sans aucune garantie fiable.
Tant que le pétrole se maintient à son niveau actuel, nous en avons encore pour quatre ans avant de penser à un endettement extérieur. Mais, pour la dette interne on y est déjà, et c’est même grâce à elle que le FRR (Fonds de régulation des recettes, NDLR) est resté à 4000 milliards de dinars, sinon il serait inférieur à la moitié de ce chiffre en 2014 déjà.
Est-il possible de redresser la situation, ou au moins éviter le pire, en un laps de temps aussi court?
Pour cela il faut des hommes d’Etat et pas des hommes politiques, et nous n’en avons pas aux commandes ni même dans le personnel politique opposant, le populisme et le carriérisme faisant office de programme, aucun d’entre eux n’est capable d’éliminer des subventions criminelles et alimentant en partie le crime organisé, y compris le trafic de drogue et accessoirement le banditisme et le terrorisme aux frontières.
Peut-on conclure que l’on se dirige inévitablement vers le chaos général, si les choses restent en l’état d’ici quatre ans?
Avec 10.000 milliards de dinars en émission monétaire et rien en contrepartie productive locale et en réserves externes, vous vous attendez à quoi de particulier à part le chaos ou la désintégration ? Rien ne pourra arrêter la ruée vers l’enfer de la discorde, surtout que la période de Bahbouha ( « El Bahbouha el malia », ou aisance financière en arabe, une expression chère à l’ex-chef de gouvernement et ancien SG du FLN, Abdelaziz Belkhadem, NDLR) comme la nomment les fumistes politiques, a participé à la création du chaos économique avant même les prémices du chaos politiques. Pensez-vous sérieusement que permettre à un marginal de gagner le double d’un Bac+8, par cooptation politique ou dans un appareil répressif, ou par autorisation de racketter les gens dans la rue ou sur les plages, n’est pas déjà une forme de chaos programmé et pompeusement assumé sous le vocable de paix sociale et de stabilité éphémère?
Entretien réalisé par Yacine Omar