Pour le célèbre linguiste, les politiques de dérégulation financière ont rendu le krach inévitable. Si l’ère néolibérale semble sur le point de se refermer, les réformes envisagées ne changeront rien à la structure du capitalisme.
La contestation s’organise bien en Amérique du Sud, mais elle devrait encore s’étendre et gagner en force pour bousculer l’ordre établi.
Simone Bruno : à propos de la crise actuelle, comment expliquer que tant de gens aient vu venir cette crise et que les décideurs politiques et économiques n’aient rien vu ou rien anticipé ?
Noam Chomsky : La crise était prévisible et elle avait été prévue, même si on ne pouvait anticiper ni le moment précis où elle surviendrait, ni son ampleur exacte. C’est la conséquence de la libéralisation financière mise en place il y a 35 ans et qui s’est traduite par des crises de plus en plus sévères. Ces crises résultent des défaillances de marché, à savoir la non-prise en compte dans le calcul économique, de ce que les économistes appellent les « externalités »[1]. Par exemple, si vous me vendez une voiture, nous pourrions tous les deux faire une bonne affaire, mais nous ne prendrions pas en compte les conséquences de cette transaction sur les autres. Pourtant, si je vous achète une voiture, cela va augmenter la consommation d’essence, la pollution et les embouteillages, etc. Mais dans notre transaction, nous ne prenons pas en compte ces effets. C’est ce que les économistes appellent des externalités.
Ces externalités peuvent être considérables dans le cas des institutions financières. L’activité de ces sociétés consiste à prendre des risques. Une institution bien gérée, comme Goldman et Sachs, va prendre en compte dans son calcul le risque quelle doit assumer. Mais uniquement ce risque, et c’est là le point clé. Son calcul ne prendra pas en compte le risque systémique, c’est-à-dire ce que le système financier devrait supporter si Goldman et Sachs devait éponger de lourdes pertes. En conséquence, les risques sont sous-évalués et le volume des risques pris est plus important que si on était dans un système fonctionnant de façon efficiente et prenant en compte l’ensemble des conséquences de ces prises de risque.
La conséquence de cette sous-évaluation des risques, c’est que les crises deviennent plus fréquentes et cagnent en intensité à mesure que le champ et la variété des opérations financières se développent. Cette situation à bien sûr été exacerbée par le fanatisme des fondamentalistes du marché qui ont démantelé les régulations existantes et permis la création d’instruments de financement exotiques et opaques. Il est clair que l’affaiblissement des mécanismes de régulation d’un système de marché engendre des risques de crise sévère. C’est irrationnel, cela n’a pas de sens… sauf pour ceux qui dominent l’économie et la société et qui y trouvent un intérêt à court terme. Les sociétés financières ont engrangé d’énormes profits à court terme en réalisant des opérations extrêmement risquées.
SB : Joseph Stiglitz a récemment écrit que la crise récente marque la fin du néolibéralisme et Chavez a déclaré dans une conférence de presse que cette crise pourrait signer la fin du capitalisme. A votre avis, lequel des deux est le plus proche de la vérité ?
NC : Pour désigner le système dans lequel nous vivons, il serait plus pertinent de parler de capitalisme d’Etat. Aux Etats-Unis, par exemple, l’économie repose de façon importante sur le secteur d’Etat. On parle beaucoup aujourd’hui de la socialisation de l’économie. Mais l’économie développée, la haute technologie et les secteurs similaires ont toujours reposé sur un secteur d’Etat dynamique. C’est vrai pour les ordinateurs, pour Internet, pour l’industrie aéronautique, pour la biotechnologie, et à peu près touts les domaines. Le MIT[2], où je travaille, est une sorte d’entonnoir où le secteur public déverse des subventions et d’où ressortent les avancées technologiques du futur qui sont ensuite passées au secteur privé pour faire du profit. C’est un système de socialisation des coûts et des risques et de privatisation du profit. Ce n’est pas vrai uniquement pour le système financier. C’est vrai pour toute l’économie de pointe.
Pour le système financier, la situation va probablement évoluer comme le pense Stiglitz. C’est la fin d’une certaine époque de libéralisation financière conduite par le fondamentalisme de marché. Cependant, les propositions qui sont faites ne changent pas la structure de base des institutions. Le capitalisme d’Etat n’est pas menacé. Ses institutions vitales ne sont pas ébranlées et restent pour l’essentiel inchangées. Comme les choses se présentent aujourd’hui, les règles de propriété et la distribution du pouvoir et de la richesse, ne changeront guère, alors que l’ère du néolibéralisme ouverte depuis 35 ans environ connaîtra certainement des changements significatifs.
SB : Pensez-vous que nous allons subir un grande dépression, avec de plus en plus de gens au chômage faisant la queue pour de la nourriture ? Pensez-vous que cette situation soit possible aux Etat-Unis et en Europe ? Une grande guerre ou une thérapie de choc pourrait-elles remettre l’économie sur les rails ?
NC : Je ne pense pas que la situation soit la même qu’en 1929. Certes, il y a quelques similitudes. Les années 20 ont aussi été une période de spéculation sauvage et de grande expansion du crédit et de l’emprunt, ce qui a engendré une concentration considérable de la richesse sur un toute petite frange de la population … Mais il y a aussi beaucoup de différences. Il existe un appareil de contrôle et de régulation beaucoup plus stable qui a émergé à la suite du New Deal et bien que son pouvoir se soit affaibli, il reste encore solide. Aujourd’hui, les politiques économiques qui paraissaient extrêmement radicales à l’époque du New Deal semblent normales… Il y a une prise de conscience que le gouvernement doit jouer un rôle majeur dans la conduite de l’économie et les dirigeants ont, depuis 50 ans, l’expérience de la conduite de ces politiques pour les secteurs avancés de l’économie. Comme je l’ai déjà dit, en effet, on a aux Etats-Unis une économie capitaliste d’Etat qui a, en particulier depuis la Seconde Guerre mondiale, reposé très largement sur un secteur d’Etat, et qui se tourne à nouveau vers l’Etat pour gérer la faillite du système financier, cette faillite étant elle-même le résultat prévisible de la libéralisation financière. La structure institutionnelle qui soutient ce capitalisme d’Etat est en train de changer, mais pas d’une manière fondamentale.
NB : Donc, vous ne pensez pas que nous allons vers un changement de l’ordre mondial ?
NC : Il y a des changements significatifs de l’ordre mondial et cette crise va peut-être contribuer à les accentuer. Mais ils étaient déjà à l’œuvre depuis un certain temps. Un des changements majeurs de l’ordre mondial s’observe aujourd’hui en Amérique Latine, dans des pays qui ont longtemps été sous influence des Etats-Unis. Il y a quelques semaines, on a eu une illustration très significative de cette évolution. Le 15 septembre dernier, s’est tenue une réunion de l’Unasur[3], qui rassemble l’ensemble des gouvernements d’Amérique du Sud, y compris la Colombie, un des pays amis des Etats-Unis. Cette réunion s’est tenue à Santiago du Chili, un autre pays ami des Etats-Unis. La réunion s’est conclue avec une déclaration très forte apportant son soutien à Evo Morales, le Président de la Bolivie, et s’opposant aux factions quasi sécessionnistes de ce pays soutenues aujourd’hui par les Etats-Unis.
Cette évolution commence à gagner aussi l’Amérique Centrale. Le Honduras, par exemple, est le type même de la république bananière. Sous Reagan, c’était le camp de base des Américains pour propager la terreur armée dans toute la région ; c’était un pays totalement inféodé aux Etats-Unis. Pourtant le Honduras vient récemment de rejoindre l’Alba, « l’Alternative Bolivarienne pour les Amériques » créée à l’initiative du Venezuela. C’est un petit pas mais un pas néanmoins très significatif.
SB : On peut avoir le sentiment que Bush a exercé ses deux mandats au moment où l’ordre mondial commençait à basculer, en essayant de maintenir son pouvoir par la force. Obama apparaît en revanche comme quelqu’un qui pourrait renégocier cet ordre mondial. Pensez-vous que cela puisse être le cas ?
NC : Il faut avoir à l’esprit le fait que l’éventail politique est très étroit aux Etats-Unis. C’est une société dirigée par le monde des affaires. Fondamentalement, les Etats-Unis sont un Etat à parti Unique, avec un parti des affaires qui comprend deux tendances, les démocrates et les républicains. Ces tendances sont quelque peu différentes et parfois ces différences sont significatives. Mais l’éventail politique reste étroit. L’administration Bush se situait à un extrême de cet éventail… Quiconque arrivera au pouvoir se situera probablement plus au centre, et Obama sans doute plus qu’un autre. Si Obama était élu, je m’attendrais à quelque chose d’assez proche de ce que nous avons connus sous les années Clinton, adapté évidemment au contexte actuel. Il est plus difficile d’imaginer ce qui se passera dans le cas de McCain. C’est une sorte de franc-tireur, d’électron libre. Personne ne sait ce qu’il pourrait faire…
SB : Maintenant que l’ère de la globalisation néolibérale touche à sa fin, peut-on espérer quelque chose de réellement nouveau, une bonne globalisation ?
NC : Je pense que les perspectives sont bien meilleures qu’elles n’ont pu l’être. Le pouvoir reste incroyablement concentré mais l’économie internationale se transforme ; elle se diversifie et devient plus complexe. Le Sud devient plus indépendant. Cependant, si vous regardez les Etats-Unis (même après les dégâts provoqués par Bush), cela reste la plus grande économie nationale, avec le marché intérieur le plus vaste du monde, la force militaire la plus puissante et technologiquement la plus développée, avec des dépenses annuelles comparables à celles de tous les autres pays de la planète réunis, et un archipel de bases militaires disséminées sur tout le globe. Il y a là des facteurs de continuité, même si l’ordre néolibéral s’érode à la fois aux Etats-Unis, en Europe et partout dans le monde à mesure que l’opposition contre cet ordre grandit. Il y a donc des opportunités de changement véritable. Jusqu’où cela ira-t-il ? Cela dépend des gens et de ce que nous voulons construire.
Entretien réalisé par Simone Bruno pour SINE HEBDO
[1] NdT : on parle d’externalité quand la décision de production ou de consommation d’un agent économique a un impact sur la situation d’autres personnes sans que cela donne lieu à une transaction économique. Les externalités peuvent être négatives, comme dans les exemples donnés par Chomsky (embouteillage, pollution…). Mais il existe aussi des externalités positives.
[2] Massachusetts Institute of Technology