Interview de Zoubir Benhamouche, «Algérie, l’impasse», un an après

Redaction

Zoubir Benhamouche, économiste revient sur la situation algérienne qu’il a analysé dans son livre « Algérie, l’impasse » publié l’an dernier. Un an après qu’en est-il, l’Algérie est-elle toujours dans l’impasse ?

Un an après, est-il toujours d’actualité ?

Plus que jamais, malheureusement. Le peuple algérien est dans une impasse, et le régime également. J’ai présenté un certain nombre d’arguments pour expliquer les origines communes de cette situation de blocage. Alors que l’existence d’une rente est perçue comme un rempart contre une révolte populaire, à l’instar de celles qui ont bouleversé les pays voisins, elle est en fait l’un des facteurs principaux qui enfoncent chacune des parties un peu plus loin dans l’impasse. Or, par définition, toute impasse mène à une sorte de mûr infranchissable. L’illusion dont nous sommes victimes c’est que cette impasse est prodigieusement profonde, et il n’en est rien.

L’essai aborde les fondements de cette situation d’impasse, il explique l’existence de facteurs structurels à l’origine de la pérennité du régime politique et de l’incapacité de la société à s’organiser pour proposer une alternative crédible et viable au régime actuel. Ces facteurs sont « culturels », à entendre au sens de « normes sociales », de « croyances collectives ». Or la culture évolue très lentement. Ce que l’on sait aujourd’hui c’est que l’on peut expliquer l’état d’une société par des évènements survenus il y a des centaines d’années. La raison est que ces évènements ont façonné certains traits culturels qui ont perduré à travers les siècles.

En un an, les normes qui gouvernent les rapports des algériens entre eux n’ont bien évidemment pas évolué d’un iota.

Partagez vous l’idée d’une exception algérienne concernant les évènements qui ont secoué une partie du monde arabe en 2011 ?

Non, ce qui est perçu comme exception n’est que la manifestation de l’impasse dans laquelle se trouve le pays. Je vais être plus précis. La rente permet de calmer les revendications sociales, à court terme seulement (les derniers chiffres de la loi de finance montrent à quel point cette situation est insoutenable pour les finances publiques). La redistribution de la rentre ne permet de corriger aucun des dysfonctionnements de l’économie et surtout ceux de la gouvernance. Au contraire, couplée à une absence de réformes, elle constitue en réalité un mauvais signal, celui d’une absence de réelle volonté de changement de la part du régime. Mais c’est un peu plus compliqué que cela en réalité. Le régime se sent acculé, il est certainement conscient du fait que la partie est serrée et qu’à se rythme il est inévitable que les bouillonnements de la société se transformeront tôt ou tard en un mouvement de protestation généralisée et désorganisée. Cependant, le fractionnement du pouvoir, et le manque de confiance des clans les uns envers les autres, font perdurer une situation de statu quo, d’impasse. Ainsi, dans tous les choix qui s’offrent au régime pour répondre à la menace d’un débordement social, la redistribution de la rente est celui qui est le plus facile compte tenu des capacités de coordination des clans au pouvoir. En bref, le changement, pour les clans, c’est l’inconnu, aucun n’est certain de ne pas être une victime collatérale.

Du côté de la société, l’histoire est à peu près la même. Le faible capital social, l’absence de confiance sociale généralisée, ont pour conséquence une incapacité à s’organiser, à mener un dialogue interne pour faire émerger une alternative pacifique. Qui plus est, je crois que la conséquence majeure de la décennie noire n’est pas réellement l’ancrage dans tous les esprits d’une peur du retour de la violence. Elle a plutôt montré qu’il n’y a pas d’alternative toute prête qui serait portée par les « islamistes », comme on aime à les appeler. Comme le montre ce qui se passe actuellement en Egypte, l’Islam n’est pas la panacée en matière d’alternative politique, il ne suffit pas à pallier au problème de faible confiance sociale, de manque de culture du dialogue serein etc. Le peuple algérien paraît démuni, à la merci de tous les aléas. Il est perdu, il ne croit plus dans l’action politique et se laisse dériver, et avec lui l’Algérie s’enfonce dans la brume. Cela ne veut pas dire que la situation est totalement désespérée, cela signifie qu’il est prêt à un compromis, à entrer dans une période de transition, où tout ne sera pas blanc ou noir. Je vois cette situation comme une occasion inespérée pour les forces progressistes, de tout bord, y compris dans le régime bien sûr, pour entamer un virage en douceur. Comment, c’est une autre question, autrement plus complexe[2].

 2014 approche à grands pas, quel pronostic faites vous sur les différentes options qui s’offrent au régime ?

Les voies du système sont impénétrables, vous le savez bien. Le régime a acquis l’art de la désinformation, il joue au poker et donc il ne dévoilera pas son jeu. On entend tout et son contraire. Depuis quelque temps, on parle davantage d’un quatrième mandat. L’idée avancée est que faute d’un accord entre les différents clans, c’est la meilleure option pour maintenir la stabilité du système. C’est un raisonnement bancal. Si les clans n’arrivent pas à s’entendre d’ici l’année prochaine, pourquoi pourraient-ils le faire par la suite ? Certes, la perspective de l’impossibilité d’un 5ème mandat pourrait agir comme une contrainte forte[3], ou alors d’ici là certains clans pourraient prendre l’ascendant sur d’autres et imposer leur choix. Cependant, on ne peut pas raisonner toute chose égale par ailleurs. L’Algérie va mal, elle stagne au mieux dans de nombreux domaines et s’affaiblit dans d’autres[4]. Encore quelques années de blocage comme celles que nous venons de vivre et on aura atteint un point de non retour. Qui sait ce qui peut arriver dans 2 ans, 3 ans ? L’initiative NABNI a pris la métaphore du Titanic pour traduire la situation dangereuse dans laquelle se trouve l’Algérie, et elle la résume très bien.

Je ne pense pas que toutes les composantes du régime sont aveugles face à cette situation, et je doute vraiment que le statu quo actuel puisse perdurer au delà d’une année ou deux.

Quel serait le meilleur scénario selon vous ?

Pour comprendre ce que je vais dire, il faudrait lire les deux tiers de mon essai, mais j’ai écrit quelques articles sur ce site qui permettent de mieux appréhender mes arguments.

La démocratie est une culture, elle ne se décrète pas par un beau matin de printemps. L’Algérie doit entrer dans une période de transition, il n’y a pas d’autre alternative. Dans l’état actuel des choses, je ne vois vraiment pas comment une figure politique nouvelle pourrait émerger, pensez à toutes les conditions qui devraient être réunies ! Mais on peut toujours garder espoir.

Il faut comprendre « meilleur scénario » au sens de celui qui tienne compte de toutes les contraintes et défis auxquels le pays doit faire face. Il faut un scénario réaliste, pragmatique. Je vois une période de transition de 5 ans, entre 2014 et 2019, portée par une figure politique qui connaît les rouages du système, qui peut rassurer toutes ses composantes et en même temps qui soit à l’écoute des attentes du peuple et prêt à porter les réformes nécessaires.

Ces deux dimensions sont importantes. L’Algérie n’est pas une démocratie, l’Etat de droit est encore en devenir, ainsi perdre le pouvoir signifie courir le risque de tout perdre. C’est en ce sens qu’il faut comprendre le fait que le prochain président doit garantir une forme de neutralité vis a vis de toutes les composantes du pouvoir. Douglas North parle d’une phase d’extension de l’Etat de droit pour les composantes du pouvoir, qui serait le premier jalon d’un Etat de droit généralisé. Pour ce qui est d’être à l’écoute du peuple, inutile de vous dire que c’est capital. Il est temps que l’Algérie s’engage sur la voie du progrès économique et social, tant qu’elle dispose encore des ressources financières pour accélérer le processus des réformes et assurer les bénéfices d’une croissance qui profite au plus grand nombre[5]. L’équation est complexe, car il faut un homme qui rassure le régime et qui soit suffisamment crédible auprès du peuple, mais elle est soluble.

La phase de transition doit permettre un décollage économique, et un renforcement des institutions. En 2019, l’Algérie pourra alors avoir son « Obama »[6], un président de 45 ans.

Justement, quelles sont les personnalités politiques les plus à même de porter une telle période de transition ?

Si vous voulez des noms, je crois qu’il est un peu tôt pour se prononcer, mais il suffit de décrire les qualités que ces hommes doivent rassembler, et vous pourrez faire une short liste. J’en ai décrit deux précédemment : connaître le système et savoir comment nager au milieu des requins me semble une qualité clé. Il doit jouir d’une crédibilité suffisante auprès du peuple, c’est à dire être capable de gagner sa confiance, lui donner à voir un futur meilleur, et réussir à le convaincre qu’il est à portée de main. Il faut ensuite penser à l’international, à sa capacité à dialoguer d’égal à égal avec les autres chefs d’Etat et travailler avec eux. Enfin, autre qualité et non des moindres, il doit être doté d’une grande capacité d’écoute et être capable de s’entourer de compétences. Les problèmes de l’Algérie sont beaucoup trop complexes, ils nécessitent de mobiliser l’expertise d’un grand nombre d’algériens, de tous les horizons. Je m’arrête là, autrement il ne restera plus que 3, voire 2 personnes sur la liste.

Vous insister sur la capacité à rassurer le système, est ce que ça veut dire qu’encore une fois le peuple n’aura pas son mot à dire ?

Non, je ne crois pas, les temps ont changé. Le régime n’a aucun intérêt à agir sans se préoccuper à la fois du contexte international et de l’opinion du peuple. Il ne peut imposer un homme qui n’aurait pas un minimum de confiance de la part du peuple. Ce serait un très mauvais signal. Dans tout processus de réforme, il faut savoir qu’au delà de la pertinence « technique » des réformes,  la crédibilité (et la réputation morale) de celui qui les met en œuvre est capitale. Si la majorité des algériens pensent que le nouveau président n’est pas crédible, il y a peu de chance qu’il adhère aux réformes et fournisse les efforts nécessaires à leur succès.

L’année qui vient nous offrira une actualité très riche, il faut espérer que la raison et le patriotisme triompheront de toute autre considération, car c’est l’avenir d’une nation qui se jouera au delà d’une simple élection présidentielle. Nous devons penser à l’Algérie et à rien d’autre.


[1] Sondage de députés sur les derniers livres qu’ils ont lus.

[2] J’esquisse une voie possible dans mon essai

[3] On est certainement dans la science fiction.

[4] Voir par exemple l’article de Mohamed Chafik Mesbah dans le soir où il explique les errements de la diplomatie algérienne. Ceci est d’autant plus inquiétant que la sécurité du territoire est menacée.

[5] La dimension sociale est importante, car la croissance est souvent associée à un creusement des inégalités.

[6] Mais un Obama qui a la capacité d’action.