Taghit a beau souffrir des bruits sécuritaires environnants, au pied des dunes, l’envoûtement reste entier. Originaires du nord du pays, plusieurs investisseurs s’y sont installés à la fin des années 2000, relançant ainsi l’industrie touristique dans cette oasis située à plus de 1.100km au sud-ouest d’Alger. Un pari gagnant puisque plusieurs milliers de touristes, nationaux et étrangers, visitent chaque année Taghit. Reportage.
Sur la terrasse ombragée de la cafétéria, nichée au pied d’un mur de dunes, ils regardent le spectacle, en approchant de leurs lèvres un crème ou un café bien serré. De l’autre côté du trottoir, les artisans ambulants, la plupart des berbères venus des autres régions sahariennes, négocient leurs premiers biblos. Depuis une semaine, ils ont pris leur quartier sur la place centrale de la ville, une allée bordée d’arcades qui sert en fin d’année de « marché de Noël ». À côté des bâches, qui abritent des boutiques de souvenir éphémères, des Kheïma traditionnelles où l’on sert le thé corsé du désert. La sono, à fond, crache des chants gnawis et interrompt le silence minéral du Sahara.
Sur la chaussée, c’est aussi la cohue. Les bicyclettes et les moteurs rutilants des mobylettes entament difficilement leur montée vers le centre-ville le long de la route principale, enserrée par des colonnes d’arbres, dérangés par les premiers flux de cars. À l’intérieur, des touristes en ébullition, impatients de découvrir de près la merveilleuse perle du désert qu’ils ont entraperçu de loin.
Passé le barrage de gendarmes, derrière un virage, Taghit surgit, coincée entre une rivière de palmeraie et une mer de sable. De loin, cette oasis de la Saoura ressemble à ces paysages qu’on découvre après en avoir beaucoup entendu parler : tout en elle paraît familier et à la fois profondément fascinant. Même les habitués ne peuvent s’empêcher de rester bouche bouée devant ce panorama subjuguant et bariolé. Une combinaison féerique du vert de la palmeraie, du rose poussiéreux du ksar, du orange des façades des nouvelles bâtisses et bien sûr du mordoré des dunes géantes, qui forment une ligne de crête derrière laquelle se dissimule le Grand Erg Occidental. Le tout illuminé par un soleil puissant, même au crépuscule de l’année.
Une affluence record en 2014
À dix jours du Réveillon, Taghit a entamé sa mue et s’apprête à enchanter ses premiers touristes. Si cette oasis de la wilaya de Béchar, située à plus de 1.100 km au sud-ouest d’Alger, draine des centaines de visiteurs d’octobre à mai, elle attire dix fois plus de voyageurs entre décembre et janvier. Cette année, l’euphorie est décuplée. Le point d’orgue de la saison touristique devrait être exceptionnel, espèrent les professionnels du secteur, car la célébration du Malwid nabawi, fêtée le 3 janvier prochain, coïncide avec la Saint-Sylvestre, arrosée le 31 décembre. Dans la ville, il se murmure même que le record du nombre de touristes algériens et étrangers va sans doute exploser en cette semaine du Réveillon 2014. On parle de plus de 10.000 visiteurs. Et tout de suite, la question tombe : où va-t-on les loger ?
Depuis presque deux mois déjà, toutes les maisons d’hôtes et l’auberge de jeunesse de Taghit affichent complet pour les festivités de fin d’année. Les touristes retardataires coucheront dans les écoles et le nouveau lycée ou passeront la nuit à la belle étoile si la baisse vertigineuse de la température, à la nuit tombée, ne les décourage pas, expliquent les habitants. Ici, la crise du logement est ancienne. Depuis la colonisation française et jusque dans les années 1990, Taghit était une destination en vogue, prise d’assaut par des essaims de touristes étrangers. Moribonde suite à la décennie noire, l’industrie du tourisme redémarre sérieusement depuis la fin des années 2000, stimulée notamment par les visiteurs nationaux. C’est d’ailleurs à cette période-là que des investisseurs, venus du Nord, le plus souvent des Algérois, ont débarqué à Taghit.
« Oui, je viens du Nord et je vis dans le Sud »
Chèche marron, enroulé autour du cou, Nassim Ould Brahim chapeaute le grand ménage annuel et les derniers bricolages. Il a fallu, cette fois, réparer les dégâts engendrés par les dernières fortes pluies. La course contre-la-montre, lancée dans chaque pièce, encore embaumée par l’odeur de la peinture fraîche, est presque terminée. Demain, un groupe de 25 personnes est attendu à Dar TerreHut, la maison d’hôtes qu’il a construit avec des amis algérois, aidés par des locaux, dans la commune de Brika, à seulement 2 km de Taghit.
« Ici, je ne me sens pas étranger », affirme tout de go cet Algérois d’une trentaine d’années, un bouc taillé sur une peau blanche, »je suis Algérien et ça fait dix ans que je connais le Sud. Oui, je viens du Nord, je vis dans le Sud, je ne vois pas la complexité là-dedans ». Dans une région connue essentiellement pour ses ressources naturelles, et avant tout pour ses réserves en pétrole, Nassim Ould Brahim veut mettre en lumière une autre richesse : le potentiel touristique du Sahara algérien.
Première tournée de thé. Mohamed, un jeune Taghiti habillé du pantalon en coton brodé sur les côtés, que tous les hommes de la ville ont dans leur placard, sert tout le monde. Nassim se souvient alors de son arrivée à Taghit. Après avoir fait ses gammes à Timimoun, dans l’organisation d’évènements, notamment à l’occasion des fêtes de fin d’année, ce diplômé de grandes écoles parisiennes de communication pose sa valise à 600 km de là, fin 2008. Avec deux amis, ils prospectent à l’intérieur du ksar de Taghit à la recherche d’un terrain, sur lequel bâtir leur maison d’hôtes. Ils finissent par louer à 2 km du centre-ville de Taghit la parcelle, perdue au pied des dunes, qui abrite le musée de Taghit, à l’abandon. « Ça ne ressemblait pas du tout à ce que vous voyez aujourd’hui. Il n’y avait que les restes du musée et une partie de la clôture », se rappelle Nassim. À partir des vestiges de cet édifice, ils aménagent des premières chambres et érigent, ensuite, trois blocs supplémentaires : un, à l’entrée, comptant 6 chambres spacieuses, un deuxième au fond du jardin, où les sanitaires ont été installées, un troisième en forme de hutte. Ce dernier sert de salon où les visiteurs jouissent des soirées, dont seuls les musiciens de la région, joueurs de gambri, de oud et autres instruments traditionnels, ont le secret.
Le chantier a pris plus d’une année. Le trio algérois a recruté une quinzaine de maçons pour leur enseigner les techniques de constructions artisanales propres à la région, telles que la fabrication d’un mur à base de terre et de chaux ou le tissage d’un plafond en oseille. Dar TerreHut a ainsi gagné le cachet d’une villa du vieux ksar.
Et les touristes du Nord se sont très rapidement entichés de ce havre de paix, érigé en plein désert. Certains groupes viennent même plusieurs fois par an séjourner à Dar TerreHut. Il n’est pas rare d’en voir quelques uns, façon auberge espagnole, mettre la main à la pâte et aider au service. « La maison d’hôtes peut accueillir plus de 50 personnes. Et hamdoulah depuis deux ans le taux de remplissage est de 100% », sourit Badis Chekchak, l’associé de Nassim, le téléphone portable visé à l’oreille.
Travailler en s’amusant
Cela ne veut pas dire pour autant que le trio de gérants roule sur l’or. « On ne vient pas ici pour s’enrichir. Mes revenus sont de l’ordre de 30.000 da par mois. Si j’avais continué de travailler dans la grande distribution, je gagnerais aujourd’hui beaucoup plus », confie Badis, aussi propriétaire d’une boutique de bijoux dans la capitale. Il avoue : « cet été on a songé à arrêter ». Mais impossible de trahir leurs engagements. « On surnomme Taghit « L’Enchanteresse », ce n’est pas pour rien. On a été comme ensorcelé, on ne se voit pas partir », glisse Badis.
Il y a d’abord les conditions de travail, loin de la pression d’Alger, pour retenir les investisseurs du Nord. « Vous en connaissez beaucoup vous des boulots ou on bosse et en même temps on s’amuse ? Parfois, c’est risqué, on s’oublie mais on n’est quand même très vite rattrapé par nos responsabilités », avoue Nassim.
Et le sentiment aussi d’être utile dans une wilaya frappé par un fort taux de chômage. « Ici on chôme la moitié de l’année et si on ne bosse pas dans le tourisme toute l’année », entend-on souvent sur place. Les maisons d’hôtes ouvertes progressivement à la fin des années 2008 sont donc une aubaine pour les habitants de Taghit, où le marché du travail est réduit comme peau de chagrin. Avec son diplôme de soudeur et de coiffeur en poche, Mohamed Zaoui, dit « Hamounine », n’espérait pas grand-chose jusqu’à ce qu’il rencontre Nassim et Badis. Le jeune homme chétif de 25 ans travaille depuis trois ans à Dar TerreHut comme homme à tout faire – « service, bricolage, jardinage etc. -. « Hamounine est notre seul employé à l’année sinon nous embauchons plusieurs saisonniers, ça peut même aller jusqu’à une quinzaine au plus fort de la saison. Aussi, il y a trois femmes qui travaillent pour nous : une qui prépare le petit-déjeuner, une le pain et une troisième, la maman de Hamounine, les repas. Il nous arrive également de faire appel à d’autres femmes pour le ménage et le nettoyage du linge sale. On essaye de faire tourner entre les familles pour que ça profite à tout le monde », souligne Badis.
Six ans après avoir investi leurs fonds personnels et beaucoup d’énergie, le trio d’Algérois voit plus grand. Locataires jusqu’à présent, ils ont entamé des démarches auprès de la wilaya de Béchar afin d’acquérir un terrain sur lequel ils comptent construire le premier complexe touristique de Taghit, qui manque cruellement d’infrastructures hôtelières. Mais, le projet patine faute d’écoute à la wilaya de Béchar. « J’attends la visite du ministre du Tourisme pour lui montrer ce qu’on a fait juste avec notre propre argent et sueur et lui dire qu’on est capable de plus si on est aidé », lance Badis, assis sur le rebord de la piscine vide. « Aussi, les propriétaires de maisons d’hôtes travaillent sans registre de commerce. Il y a un vide juridique à ce niveau-là. On n’est pas reconnu, c’est risqué et ça nous empêche de collaborer avec plus d’agences de vacances étrangères », déplore-t-il.
À Taghit, on ne compte pas que sur l’arrivée des investisseurs du Nord ou l’inauguration de l’hôtel de la ville, en rénovation depuis 2010, plusieurs fois repoussée, pour relancer l’industrie du tourisme. Sur la place du marché, une nouvelle pancarte a fait son apparition il y a quelques semaines. Culotté, un jeune habitant de Taghit a ouvert la première location de quad de la ville, financée en partie par l’Ansej. Il loue ses engins, dont les touristes raffolent pour gravir les dunes à toute vitesse, à 5.000 da la demi-journée. Et cette année, les musiciens de la Maisons d’artistes, fabrique d’instruments traditionnels installée au milieu du vieux ksar, qui avaient l’habitude de planter leur kheïma pour le Réveillon à Zaouia Fougania, commune de Taghit, sortent le grand jeu. « On a créé la première kheïma ouverte toute l’année, la Kheïma d’Art », raconte Omar Alila, 32 ans, les dreadlocks blondies qui tombent sur les épaules. Cachées derrière une clôture en oseille, deux tentes traditionnelles proposent une escapade envoûtante autour d’un feu de camp. Ici, « pas d’Ansej ou de Cnas », tout n’est que récupération et recyclage. Mais, à terme, la bande de la Maison d’artistes songe à demander une aide étatique pour financer leur projet de camping traditionnel. « On voudrait ajouter des sanitaires et une cuisine pour recevoir plus confortablement nos visiteurs », confient ceux qui marient art et tourisme. Et de conclure : « À Taghit, on travaille dans le tourisme, certes, par manque de choix mais surtout par amour ».