Au cœur d’Alger, nichée parmi les artères historiques de la capitale, la salle El Mouggar se dresse comme un témoin silencieux de l’âge d’or du cinéma en Algérie. Pourtant, ces derniers jours, des images circulant sur les réseaux sociaux ont semé la panique parmi les citoyens algériens, suscitant une vague d’indignation. On y voyait un engin de travaux publics en train de raser ce qui semblait être la façade de la mythique salle de cinéma. Très vite, les cris d’alarme se sont multipliés, nourris par la crainte d’une démolition définitive de cet emblème culturel. Mais au-delà de la simple question architecturale, cet épisode révèle bien plus : il met en lumière les tensions entre la préservation du patrimoine, les dynamiques économiques et les transformations sociales en cours dans l’Algérie contemporaine.
Une Histoire d’Âge d’Or et de Déclin
El Mouggar : Un Lieu Emblématique du Cinéma en Algérie
Inaugurée en 1931, la salle El Mouggar a immédiatement été adoptée par les Algériens comme un temple de la culture et du divertissement. Dans une époque où le cinéma était l’un des rares refuges pour échapper aux dures réalités de la vie coloniale, cette salle s’est imposée comme un espace où les rêves et les aspirations pouvaient se matérialiser sur grand écran. Elle a accueilli des générations de cinéphiles, offrant à la population un accès privilégié aux chefs-d’œuvre du cinéma mondial, mais aussi à des productions locales qui ont marqué l’histoire culturelle du pays.
Avec l’indépendance en 1962, El Mouggar est restée un lieu phare, non seulement pour les projections cinématographiques, mais aussi pour d’autres formes d’expression artistique. Des pièces de théâtre aux concerts de musique, en passant par les avant-premières de films algériens, la salle a été le théâtre d’événements culturels d’importance nationale. Pour beaucoup, elle symbolise l’âge d’or de la culture en Algérie, un temps où l’art et la créativité étaient au centre de la vie sociale.
Le Déclin : De l’Apogée à l’Oubli
Cependant, comme tant d’autres institutions culturelles en Algérie, El Mouggar n’a pas échappé aux turbulences qui ont marqué l’histoire récente du pays. Les années 1980 ont vu le début d’une lente mais inexorable dégradation de la salle, reflétant les bouleversements politiques et sociaux qui secouaient l’Algérie. Le coup de grâce est venu avec la montée de l’islamisme dans les années 1990, une période sombre qui a vu la fermeture de nombreuses salles de cinéma à travers le pays.
Bachir Derrais, réalisateur et fervent défenseur du patrimoine culturel algérien, rappelle avec émotion que « cette salle représente l’âge d’or de la culture en Algérie, qui s’est arrêté en 1989 avec l’avènement de l’islamisme, avec l’interdiction du concert de Linda De Suza en décembre 1989. En 1991, lors des élections communales, les islamistes ont pris toutes les mairies d’Algérie et ont fermé toutes les salles de cinéma ». Ce passage brutal d’une époque de prospérité culturelle à une ère de répression a laissé des cicatrices profondes, non seulement sur les bâtiments, mais aussi dans les cœurs des Algériens.
La Rumeur de la Démolition : Entre Indignation et Réalité
Les Réseaux Sociaux : Amplificateurs de la Panique
Le 25 septembre 2024, les images d’un bulldozer abattant ce qui semblait être un mur de la salle El Mouggar se sont propagées à une vitesse fulgurante sur les réseaux sociaux. Pour beaucoup, ces images étaient la preuve irréfutable que le bâtiment allait être sacrifié sur l’autel du développement immobilier, une pratique malheureusement courante dans les grandes villes algériennes où le patrimoine est souvent perçu comme un obstacle plutôt qu’une richesse à préserver.
Les réactions ne se sont pas fait attendre. « J’ai les larmes aux yeux », écrivait un internaute sur Facebook, exprimant un sentiment partagé par de nombreux Algériens. « Ce n’est pas possible, quel gâchis ! », déplorait un autre, tandis que certains pointaient du doigt les promoteurs immobiliers, accusés de vouloir remplacer ce joyau du patrimoine par un immeuble de luxe. Ces accusations, bien que non fondées, reflétaient une méfiance profonde envers les autorités et les investisseurs, perçus comme étant plus intéressés par le profit immédiat que par la conservation de l’héritage culturel du pays.
La Réaction des Autorités : Un Démenti Nécessaire
Face à la montée de l’indignation, le ministère du Tourisme et de l’Artisanat a rapidement réagi pour tenter d’apaiser les esprits. Dans un communiqué, il a été précisé que la salle El Mouggar n’était pas en cours de démolition, mais faisait l’objet de travaux de réhabilitation. Le ministre Mokhtar Didouche, qui s’est rendu sur place, a assuré que « la salle n’a subi aucune modification ou démolition ». Selon lui, les travaux visaient à renforcer la structure du bâtiment tout en préservant son intégrité architecturale.
Ce démenti, bien que rassurant, n’a pas suffi à dissiper totalement les craintes. Le traumatisme causé par la destruction de tant d’autres monuments historiques en Algérie reste vivace dans l’esprit collectif, et beaucoup craignent que les travaux de réhabilitation ne soient qu’un prétexte pour des transformations plus radicales qui dénatureraient l’esprit de ce lieu mythique. L’Office national de la culture et de l’information (ONCI) a toutefois tenté de rassurer en affirmant qu’El Mouggar « reprendra ses activités artistiques et culturelles dès la fin des travaux ».
La Préservation du Patrimoine en Algérie : Une Lutte Permanente
Entre Modernisation et Conservation : Un Équilibre Difficile à Trouver
L’épisode d’El Mouggar met en lumière un dilemme bien connu dans le domaine de la conservation du patrimoine en Algérie : comment concilier la nécessité de moderniser les infrastructures avec l’impératif de préserver le patrimoine historique ? Ce défi est d’autant plus complexe dans un pays où les ressources financières sont limitées et où les priorités sont souvent orientées vers le développement économique à court terme.
Les travaux de réhabilitation engagés à El Mouggar, qui incluent la création d’un parking souterrain et d’une nouvelle entrée principale, sont un exemple de cette tension. D’un côté, il est indéniable que le bâtiment avait besoin d’une restauration pour pouvoir continuer à accueillir des événements culturels dans des conditions optimales. De l’autre, toute modification architecturale, aussi minime soit-elle, risque de dénaturer l’esprit du lieu et de rompre le lien émotionnel qui unit les Algériens à cet espace.
Le Poids de l’Histoire : Un Héritage à Sauvegarder
Le patrimoine culturel d’une nation n’est pas seulement constitué de pierres et de murs, mais aussi des souvenirs, des émotions et des symboles qu’ils représentent. La salle El Mouggar, au-delà de son architecture, est le réceptacle d’une mémoire collective, celle d’une époque où la culture était un moteur de cohésion sociale et d’épanouissement personnel. Perdre un tel lieu, c’est risquer de rompre ce fil qui relie les générations entre elles, de priver les jeunes d’aujourd’hui d’un accès direct à leur histoire.
La préservation du patrimoine, en Algérie comme ailleurs, nécessite une véritable volonté politique, mais aussi une prise de conscience de l’importance de ces lieux dans la construction de l’identité nationale. Il ne s’agit pas seulement de restaurer des bâtiments, mais de maintenir vivante une culture qui, malgré les épreuves, continue de façonner le visage du pays.
Un Reflet des Transformations Sociales et Politiques
La Montée de l’Islamisme et ses Conséquences Culturelles
L’histoire d’El Mouggar ne peut être comprise sans évoquer le contexte politique et social qui a marqué l’Algérie des dernières décennies. Comme le rappelle Bachir Derrais, la fermeture des salles de cinéma dans les années 1990 a été l’une des conséquences les plus visibles de la montée de l’islamisme dans le pays. Cette période, souvent qualifiée de « décennie noire », a profondément bouleversé le paysage culturel algérien, entraînant la fermeture de nombreux espaces de liberté et d’expression artistique.
Le cinéma, en particulier, a été l’une des victimes de ce recul. Considéré par les courants islamistes radicaux comme une influence occidentale corruptrice, il a été systématiquement marginalisé, au point de disparaître presque totalement de la vie publique. Les salles qui n’ont pas été fermées ont souvent été abandonnées, tombant en ruine sous le regard indifférent des autorités. Ce n’est que récemment que des efforts ont été faits pour tenter de revitaliser ce secteur, mais le chemin est encore long pour retrouver la vitalité culturelle des années passées.
Le Combat pour la Réhabilitation : Entre Mémoire et Modernité
Aujourd’hui, la réhabilitation d’El Mouggar s’inscrit dans un effort plus large de réappropriation du patrimoine culturel en Algérie. Après des années de négligence, il semble y avoir une prise de conscience croissante de l’importance de préserver ces lieux qui incarnent l’histoire et l’identité du pays. Cependant, ce processus est loin d’être linéaire et se heurte à de nombreux obstacles, tant financiers que politiques.
L’un des principaux défis est de trouver un équilibre entre la nécessité de moderniser ces infrastructures pour les rendre fonctionnelles et attractives, et celle de préserver leur caractère historique. Les débats autour des travaux de réhabilitation d’El Mouggar en sont l’illustration parfaite. Si la modernisation est nécessaire pour garantir la pérennité de ces lieux, elle ne doit pas se faire au détriment de leur identité, sous peine de les transformer en simples coquilles vides, dépourvues de leur âme.
Conclusion : El Mouggar, un Symbole à Préserver
La salle El Mouggar, plus qu’un simple bâtiment, est un symbole puissant de la culture algérienne. Elle incarne à la fois la grandeur du passé et les défis du présent. Les travaux de réhabilitation en cours sont une occasion unique de redonner vie à cet espace tout en préservant son héritage. Mais ils posent également des questions fondamentales sur la manière dont l’Algérie envisage la gestion de son patrimoine culturel.
Pour que cette réhabilitation soit une réussite, elle doit s’accompagner d’une réflexion profonde sur la place de la culture dans la société algérienne contemporaine. Il ne s’agit pas seulement de restaurer des murs, mais de renouer avec une tradition de créativité et de liberté qui a longtemps été étouffée. Dans un pays en pleine mutation, où les tensions sociales et politiques sont toujours vives, préserver des lieux comme El Mouggar est essentiel pour maintenir un lien avec le passé et offrir un espace d’expression pour l’avenir.