En Algérie, l’info se déchaîne à la télé

Redaction

Des chaînes privées qui parlent de sexualité, de démocratie, d’assassinats politiques. Nées il y a un an, à la limite de la légalité, elles sont tenues à l’œil par le pouvoir.

19 janvier 2013. Une chaîne jusque-là méconnue, Ennahar TV, diffuse les images exclusives d’otages se rendant à leurs ravisseurs islamistes dans le complexe gazier d’In Amenas, dans le Sahara algérien. L’AFP produit une capture d’écran, et l’image fait le tour du monde. Coup d’éclat pour Ennahar TV, jeune chaîne d’info continue algérienne qui a fêté, début mars, sa première année d’existence.

A Alger, dans le quartier d’Hydra, le modeste open space de la rédac télé surprend. Une vingtaine de (très) jeunes journalistes s’échinent sur l’actu du jour. Moyenne d’âge : 22 ans. Les heures de travail, elles, ne se comptent pas. « Dès qu’une info tombe, tout le monde est là, même à 3 heures du matin », explique Souad Azzouz. Propriétaire du quotidien Ennahar, elle lance, en mars 2012, avec son mari, Anis Rahmani, cette chaîne d’info continue faite de bric et de broc, fabriquée en majeure partie par des journalistes issus de la rédaction ­papier, novices en matière d’audiovisuel.

Grâce au carnet d’adresses bien fourni de ses patrons et au solide réseau de correspondants du journal, désormais équipés de caméras HD, Ennahar TV s’est lancée dans la course au scoop. C’est encore elle qui, le 28 février, divulgue la possible mort du leader d’Aqmi, Abou Zeid, et, un mois plus tard, le nom de son successeur, l’Algérien ­Djamel Okacha. Des informations ­reprises à travers le monde.

<p>Le 20 janvier 2013, Ennahar TV diffuse des images des otages à la raffinerie d'In Amenas. © Ennahar TV</p>

Le 20 janvier 2013, Ennahar TV diffuse des images des otages à la raffinerie d’In Amenas. © Ennahar TV

Comme Ennahar TV, une poignée de chaînes privées ont été lancées au printemps 2012 en Algérie : El Djazairia, qui mêle divertissement et info (lire ­ci-dessous), Echourouk TV, généraliste ­issue du journal éponyme, Dzair Shop, canal d’annonces publicitaires, ou ­encore Numidia News, autre chaîne d’info continue. Un véritable séisme pour des téléspectateurs qui, en cinquante ans d’indépendance, n’ont connu que l’ENTV, surnommée avec lassitude « l’Unique » ou « l’Orpheline ». Une télé publique tout entière dévouée à la propagande d’Etat.

Situation ubuesque

C’est en avril 2011 que se font sentir les prémices de ce printemps audio­visuel algérien. En pleines révolutions arabes, le président Abdelaziz Bouteflika veut désamorcer les tensions socia­les par un discours où il promet d’abondantes réformes, laissant entrevoir l’ouverture de l’audiovisuel au secteur privé. Profitant de cette tiède annonce, qui ne prévoit d’autoriser que des chaînes thématiques hors information, les aspirants de ­longue date à l’audiovisuel ont précédé la loi, qui ne passera ­devant l’Assemblée populaire nationale qu’au mois de juin prochain.

Aujourd’hui, la situation est totalement ubuesque : tolérées par le pouvoir, ces chaînes restent cependant interdites de ­télédiffusion nationale, leurs rédactions sont basées à ­Alger mais elles n’ont droit qu’à une accréditation en tant que médias étrangers. Enfin leurs sièges demeurent en dehors du territoire algérien et elles émettent depuis la Jordanie ou le Bah­reïn. Une situation aux frontières de la légalité et qui les prive de fait du direct. Le 1er avril, le ministre de la Commu­nication, Mohamed Said, trouble encore la situation en prenant une ­demi-mesure : il accorde à El Djazairia, Ennahar TV et Echourouk TV un « bureau de représentation » à Alger. En ­attendant l’agrément officiel, ce précieux sésame permet aux trois élues d’être informées de l’agenda du gouvernement, de démarcher des annonceurs nationaux et de traiter avec les banques algériennes. Le pouvoir lâche du lest tout en exerçant une habile pression, se réservant le droit de « corriger » ou de « retirer » la permission « à tout moment ».

<p>Alger, février 2013. Le plateau du JT d'El Djazairia TV et le présentateur Mustapha Kessaci. © Louiza Ammi</p>

Alger, février 2013. Le plateau du JT d’El Djazairia TV et le présentateur Mustapha Kessaci. © Louiza Ammi

Mustapha Kessaci, présentateur du JT d’El Djazairia, a fait ses classes à l’antenne de la télé publique, de 2006 à 2011. Aujourd’hui, le jeune homme de 31 ans se dit« épanoui » sur la chaîne privée. « On a une liberté totale de traiter les sujets qu’on veut – les élections législatives et communales, les assassinats politiques, la démocratie. » A Ennahar TV, Souad Azzouz est catégorique : « Ce sont nos fonds propres, nos salaires, que nous avons investis. » Si Echourouk TV et Ennahar TV sont en partie financées par les importantes recettes publicitaires des entreprises de presse auxquelles elles sont adossées, certains observateurs suggèrent que les nouvelles chaînes ne pourraient exister sans soutiens, politiques et ­financiers.

Opacité

Belkacem Ahcène-Djaballah, expert en communication, explique : « Les chaînes n’ont aucune obligation de justifier quoi que ce soit. Des noms de gros industriels, de politico-affairistes circulent… C’est très malsain pour l’avenir de l’information. » « Leur indépendance est limitée », observe Fayçal Métaoui, journaliste d’El Watan« L’action du président, par exemple, n’est pas critiquée. Il n’y a pas d’enquête sur les affaires de corruption. Pas de reportages sur la situation des droits de l’homme. »Pour Belkacem Mostefaoui (1) , directeur adjoint de l’Ecole nationale supérieure de journalisme de Ben Aknoun, le récent geste du gouvernement « est très symbolique : le pouvoir met les télés sous sa coupe et leur i­mpose d’être reconnaissantes ». Un « favoritisme », dénonce-t-il, qui interroge sur les relations de ces nouveaux ­canaux au pouvoir. « On peut émettre l’hypothèse qu’il y a des relations avec les sphères dirigeantes, qui normalisent la situation en les laissant faire. Cette opacité touche l’ensemble des domaines d’activités en Algérie »,déplore-t-il.

Sur le contenu de ces canaux inédits, le sociologue des médias concède : « Etant donné le vide qui a précédé et la souffrance des Algériens, qui ne se sont jamais reconnus dans ce qu’ils ­regardent, c’est mieux que rien. » Dans un pays où la notion de loisirs s’est évanouie dans la terreur de la guerre civile et l’état d’urgence, où les cinémas ont fermé et où les salles de concert se font plus que rares, la télévision est l’échappatoire numéro un. Les Algériens, écoeurés par une ENTV ­indigeste, s’accrochent à leurs multiples paraboles et à leurs décodeurs, passant des chaînes arabes (Al-Jazira, MBC, chaînes turques ou égyptiennes) aux françaises (M6, BFMTV, France 24 et Canal+ en tête).

« C’est cru, c’est la vérité »

Dans les rues d’Alger, nombreux sont les cafés et restaurants branchés sur les nouvelles télés. « Elles sont fortement relayées par la vox populi, car elles osent,commente Belkacem Mostefaoui. Elles osent inviter des personnalités fortes, qui n’ont jamais pu s’exprimer à l’ENTV. Des écrivains, des anciens généraux… Elles créent l’événement. » Nadjiba, mère de famille de 43 ans, regarde Ennahar TV « parce que c’est cru, c’est la vérité, une chaîne crédible ». « C’est libre, on n’a jamais vu ça avant, explique Djallal, 24 ans, vendeur de DVD sur la rue commerçante Sidi-Yahia. Il y a beaucoup de reportages sur des sujets jusque-là tabous, par exemple sexuels, comme le viol ou la prostitution. Des alertes enlèvement, aussi. » Une liberté de ton qui a cependant pour limite la personne du président…

S’engouffrant dans un créneau jamais occupé par l’ENTV, Ennahar TV et Echourouk TV abreuvent les foyers de paroles d’Algériens. A longueur de flash infos et de JT, c’est le règne du micro-trottoir. Un véritable défouloir contre l’inaction des gouvernants. « Elles tentent de suppléer la défaillance de la télévision d’Etat en matière de couverture des manifestations populaires et des grèves », commente le journaliste Fayçal Métaoui. A El Djazairia, on revendique haut et fort l’« algérianité ». Notamment avec Kahwat el gosto, show de stand up qui voit défiler des humoristes de la scène algérienne jamais vus dans la lucarne. « Les gens nous disent que c’est un vrai plaisir de rire d’un humour algérien. Ça fait bien longtemps que ça n’était pas arrivé… Ils riaient moyen-oriental ou français », commente ­Karim Kardache, le directeur général.

<p>Dans les locaux d'El Djazairia à Alger, en février 2013. © Louiza Ammi</p>

Dans les locaux d’El Djazairia à Alger, en février 2013. © Louiza Ammi

Malgré le flou général, d’autres candidats sont aujour­d’hui dans les starting-blocks. Le nouveau siège du quotidien francophone El Watan, qui accueillera ses équipes fin 2013, compte déjà plusieurs étages destinés à accueillir des studios télé. Même si Omar Belhouchet, directeur de la publication, reconnaît avoir freiné ses ambitions et attendre que la loi soit votée : « Tant qu’il y aura ce président, il n’y ­aura pas d’ouverture. Les autorités ne comptent pas céder sur ­l’information, et l’ENTV restera le pivot. » Les dirigeants du quotidien arabophone El Khabar sont eux aussi dans l’expectative, mais ont commencé à former leurs journalistes avec France 24. Au sein du journal, certains songeraient ­aussi à devancer la loi pour mettre le pouvoir devant le fait accompli. « En 1990, quand on a lancé le journal en plein ­terrorisme, personne ne donnait cher de notre peau. On l’a fait, on s’est installés dans l’illégalité, et on a contourné les règles », ­raconte Cherif Rezki, le directeur de la rédaction.

Forte de ses récents succès, Ennahar TV, elle, voit déjà grand. « BFMTV est notre modèle », sourit Anis Rahmani, qui s’apprête à inaugurer début juin six étages flambant neufs, face au siège du journal où sont aménagés six studios qui remplaceront les deux, plutôt chiches, qui ont vu naître la chaîne. Un nouveau logo orange et bleu, copie de celui de BFMTV, a été lancé le 1er avril. Grâce à la récente décision de l’Etat, la première chaîne d’info continue algérienne a ­désormais le champ libre pour investir le terrain encore vierge du direct.

Lu sur Télérama

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