L’armée, jalouse gardienne de l’avenir de l’Egypte

Redaction

En déposant, mercredi 3 juillet, le premier président élu démocratiquement de l’histoire du pays, qui était aussi le premier civil chef de l’Etat depuis l’avènement de la République, l’armée égyptienne a une fois de plus façonné l’histoire de son pays. C’est une constante depuis 1952, lorsqu’une poignée de jeunes « officiers libres », abrités sous le paravent bienveillant du vieux général Naguib, a déposé en douceur le roi Farouk, contraint de quitter l’Egypte à bord de son yacht pour l’Italie, où il a fini ses jours. Cet acte fondateur, surnommé la « révolution de juillet » (et non le coup d’Etat), a posé les bases de la République et installé l’armée en gardienne des institutions du pays mais aussi de son identité politique.

Soixante et un ans plus tard, rien ou presque n’a changé. L’armée reste le principal moteur du changement politique dans le pays. Elle a déposé un roi en 1952, un général dictatorial et vieillissant (Hosni Moubarak) en 2011 et enfin un président élu (Mohamed Morsi) en 2013, détruisant méthodiquement la légitimité de tous les dirigeants du pays, quelle que soit leur mode de désignation, pour s’imposer comme la seule instance de dernier recours du pays, celle qui tranche les conflits institutionnels et politiques. Il est d’ailleurs symptomatique que le général Abdel Fattah Al-Sissi, chef d’état-major et ministre de la défense, ait désigné le président de la Haute Cour constitutionnelle, le magistrat Adly Mansour, pour assurer l’intérim du président Morsi, signifiant par là la prééminence dupouvoir militaire sur la plus haute instance judiciaire du pays.

Le plus surprenant, dans le « coup » qui vient d’intervenir en Egypte, est qu’il est arrivé un an seulement après l’élection d’un islamiste, qui a remporté la présidence de la République d’une très courte marge (un peu moins de 2 %), surtout grâce aux voix de tous ceux qui préféraient la peste intégriste au choléra autoritaire. Mohamed Morsi a en effet gagné la présidentielle de juin 2012 parce qu’il s’est retrouvé, au second tour, face à Ahmed Chafik, un général à la retraite et le dernier premier ministre d’Hosni Moubarak. Usant des Frères musulmans pourfaire cesser la dynamique révolutionnaire après février 2011, l’armée s’est ensuite tournée vers les révolutionnaires pour se débarrasser des Frères.

Douze mois plus tard, c’est comme si tout avait été oublié : les infamants « tests de virginité » pratiqués sur les manifestantes arrêtées en janvier-février 2011 ; le rôle – dévoilé en janvier 2013 – de l’armée (et non seulement de la police) dans la répression des manifestations qui ont conduit à la chute de Moubarak (plus de 800 morts) ; la complaisance des militaires qui ont laissé le pouvoir en placeacheminer des hommes de main sur la place Tahrir, le jour de la fameuse « bataille des chameaux » ; la torture et les 12 000 procès militaires entre février 2011 et juin 2012. Et enfin la calamiteuse gestion du pays pendant cette année et demie de transition à coups de communiqués martiaux du Conseil suprême des forces armées.

« Fille du peuple »

Comment les Egyptiens ont-ils pu oublier un tel bilan ? Evidemment, les activistes révolutionnaires, les premiers visés par la répression des militaires, n’ont pas changé d’avis sur une institution qu’ils honnissent, notamment à cause de ses privilèges économiques. Les militaires se sont garantis, sous le mandat de Morsi, la même impunité judiciaire et la même autonomie budgétaire que celles dont ils jouissaient sous Moubarak.

L’armée égyptienne n’est pas seulement la seule institution encore fonctionnelle du pays, c’est-à-dire un corps où les ordres sont appliqués et la chaîne hiérarchique respectée, elle est aussi la principale entreprise publique d’Egypte. Mais, à son propre profit, bien plus que celui du pays. Elle est en effet la première productrice de pain, la principale entreprise de travaux publics, ses usines fabriquent de la confiture, des vêtements et toutes sortes de biens de consommation courante. Son budget, dont l’aide annuelle américaine de 1,3 milliard de dollars depuis 1979, échappe à tout contrôle parlementaire et même gouvernemental. Ses officiers vivent dans des quartiers réservés et confortables.

Mais, pour le grand public, l’armée reste la « fille du peuple », le creuset de la nation et le principal ascenseur social du pays, celui qui a permis au fils d’un postier de Haute-Egypte, Gamal Abdel Nasser, de diriger le plus peuplé des pays arabes. Malgré les revers et les compromissions, l’armée égyptienne a su entretenir ce mythe avec une admirable maestria politique. La guerre d’octobre 1973 contre Israël est encore présentée comme une victoire éclatante ; les manuels scolaires, qui s’attardent sur la percée de la ligne Bar-Lev, ne mentionnent jamais l’épisode du « déversoir », lorsque les chars d’Ariel Sharon se sont trouvés à moins de 100 kilomètres du Caire. La paix avec Israël et la participation à la coalition occidentale lors de la guerre du Golfe, pourtant très impopulaires parmi les Egyptiens, n’ont pas écorné l’aura d’une armée dont l’essentiel des efforts sont tournés vers la conquête de l’opinion intérieure plutôt que vers la défense contre les menaces extérieures.

C’était probablement le but recherché par les stratèges de Washington, qui ont dépensé plus de 30 milliards de dollars en trois décennies en Egypte : que l’armée utilise ses centaines de chars Abrams pour canaliser des manifestations et ses stages de pilotage pour dessiner des coeurs dans le ciel du Caire…

Lu sur Le Monde

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