Le coût de la route Est/Ouest ou la problématique de la maitrise de la dépense publique

Redaction

Par Professeur Abderrahmane MEBTOUL

Je n’ai pas attendu le communiqué du 23 mai 2011 du Ministère des Finances et ce bien avant les scandales financiers pour avoir estimé dans une contribution parue dans le site Algérie-Focus fin 2009 le coût prévisionnel de la route Est Ouest à plus de 11 milliards de dollars sans les annexes. Où sont donc les conseillers à différents stades du gouvernement pour avoir attendu deux ans avant de publier ces informations ? Cela montre la non maitrise de la dépense publique. Et ce sans compter le nouveau programme des travaux publics alloué de l’ordre de 3100 milliards de dinars ( 41 milliards de dollars) au titre du plan sectoriel quinquennal 2010-2014 devant distinguer la part devises et la part dinars et surtout le cout par rapport aux normes internationales. Cela ne pose t-il pas la problématique l’urgence d’une réorientation urgente de toute la politique socio-économique afin d’éviter un gaspillage financier croissant ?

I- Le coût de la route Est/Ouest au 01 janvier 2011

Le descriptif technique est le suivant : Linéaire: 1216 Km. – Profil en travers: 2×3 voies. – Vitesse de base: 100 à 120 Km/h. – Nombre d’échangeurs: 60 échangeurs environ (avec option de péage). – 24 Wilayas desservies. – Équipements: Aires de repos, Stations service, Relais routiers et Centres d’entretien et d’exploitation de l’autoroute. L’autoroute Est-Ouest ne modifiera pas le paysage routier national puisqu’elle va pour l’essentiel suivre le tracé des nationales 4 et 5, qui rallient Alger à Oran et Alger à Constantine.

En revanche, elle risque de bouleverser la vie économique des 19 wilayas directement traversées et des 24 desservies. Dans un pays où 85% des échanges commerciaux s’effectuent par la route, l’impact risque de se faire sentir rapidement. Onze tunnels devaient être percés sur deux fois trois voies et 390 ouvrages d’art réalisés, dont 25 viaducs, pour joindre les frontières tunisiennes, à l’est, et marocaine, à l’ouest, et réaliser l’autoroute trans-maghrébine. Deux groupements chinois et japonais ont remporté le marché de l’autoroute Est-Ouest algérienne, le plus grand chantier de l’histoire du pays sur 1216 Km de bitumes.

Le groupement CITIC-CRCC chinois avait des contrats de 5,2 milliards de dollars signés au printemps 2006 pour la réalisation des tronçons Ouest (399 km) et centre (169 km). Mais a été exigée par la suite une rallonge de 650 millions de dollars. Le groupement chinois a en effet proposé en mars 2007 une autre solution pour la chaussée que celle prévue par le cahier des charges. Il s’agit du « bitume modifié », largement utilisé dans les pays développés. Alors que selon certains experts, dans les cas les plus limites « le recours à l’enrobé à module élevé provoque 10 à 15% de coûts supplémentaires ».

Ainsi, le coût de réalisation de cet important projet autoroutier est estimé officiellement à plus de 11 milliards de dollars au 01 janvier 2011 sans les annexes, établi suite à une analyse technique et financière réalisée par un bureau d’études canadien qui accompagne l’ANA, ayant été approuvé par la commission nationale des marchés publics. Le coût du kilomètre provisoire fin 2010 serait ainsi estimé à 9,95 millions d’euros le km », sous réserve que n’existent pas d’autres réévaluations. Car, selon certains experts, l’autoroute Est-Ouest devrait coûter entre 13,5 milliards et 15 milliards de dollars avec toutes les annexes contre une prévision initiale d’environ 7 milliards de dollars. En effet, à ce montant il faudra ajouter les équipements annexes dont le programme d’équipement n’a reçu son budget qu’en 2010. Et ce suite à de nombreux observateurs, en sus des automobilistes, qui s’étonnaient de voir un tel mégaprojet livré parcimonieusement et de surcroît dépourvu d’équipements annexes comme les aires de repos, les stations-service et les stations de péage. Le programme d’équipement, en cours d’exécution, consiste en la réalisation de 42 stations-service, 76 aires de repos (motels, aires de stationnement, aires de jeux…), 57 gares de péage, 70 échangeurs et 22 postes de garde de la gendarmerie et autant de points de garde de la Protection civile. Dans un premier temps, un programme d’urgence, confié à Naftal, vise la réalisation de 14 stations-service sur les tronçons de l’autoroute livrés à la circulation. « Une bonne partie, soit 70% des équipements, serait réceptionnée avant fin 2010.

II-Comparaisons internationales

Il convient pour se faire une idée des surcoûts de donner quelques ratios internationaux. Sans compter qu’une route s’entretient quelle sera le coût du péage et que selon les responsables du Ministère des Travaux publics il sera pris en compte, dans le calcul du prix du péage, la qualité du service, les investissements consentis, le pouvoir d’achat des citoyens et le trajet moyen de circulation et qu’environ 80% du péage seront assumés par les poids lourds, il est intéressant de livrer quelques comparaisons internationales. Encore que pour des comparaisons fiables, il faut éviter des comparaisons hasardeuses. En Algérie, tous les facteurs sont favorables.

La main d’œuvre est au moins 10 fois moins chère qu’en Europe ; il n’y a relativement presque pas d’intempéries ; les matériaux utilisés en grande quantité, les agrégats (tuf, sables et graviers) ne coûtent pratiquement que leurs frais d’extraction et le concassage, le carburant est 5 à 7 fois moins cher, les loyers, l’électricité et le gaz aussi, les occupations temporaires de terrains qui coûtent des fortunes en Europe ne sont même pas payantes en Algérie lorsqu’il s’agit de terrains relevant du domaine public. Mais il y a des problèmes administratifs et des de procédures bureaucratiques sans compter les expropriations, démolitions qui sont sources de surcouts.

Pour les comparaisons internationales, le rapport officiel de la documentation française pour 2006/2007 sur une route à deux voies donne une moyenne de 5,4 millions d’euros au km hors taxes. Cela n’étant qu’une moyenne car en affinant l’on constate selon les régions, une moyenne fluctuant entre 3,6 et 6 millions d’euros hors taxes dans un environnement non contraint et une moyenne fluctuant entre 4,9 et 7,6 dans un environnement contraignant. Pour l’Europe existe selon une intéressante l’étude de la direction des routes danoises (2006) d’importantes disparités en moyenne générale selon les contraints et non contraints. Ainsi, l’Espagne, le Portugal, le Danemark, la Suède le coût au kilomètre est de 2/3 millions d’euros construit, la France et l’Allemagne se situant dans une fourchette intermédiaire 4/6 millions d’euros pour le km (selon le contraint ou le nom contraint en fonction ou pas des ouvrages d’art).

Autre exemples, le projet de la route Koudougou-Dédougou longue de 130 km (construction et bitumage) a été estimé à 32 milliards de francs CFA, (arrimage du franc CFA à l’euro depuis le 01 janvier 1999, 1 € = 655,957 F CFA) et l’autoroute Marrakech/ Agadir qui traverse le Haut Atlas dont la construction a été concédée à 2,7 million $ par km.

III- Un contrôle efficient fonction de l’avancée d’un contrôle démocratique

C’est que le guide de management des grands projets d’infrastructures économiques et sociales élaboré par la Caisse nationale d’équipement pour le développement (CNED) et la soumission de toute réévaluation des projets au delà de 15%, à l’aval du Conseil des ministres, contribuera –il –affiner l’action des pouvoirs publics en matière d’efficience des dépenses publiques ? Mais qu’en sera-t-il sur le terrain car ces orientation et textes le sont en intentions, les pratiques contredisant souvent les textes juridiques si louables soient- ils.

Un contrôle doit être global : il doit concerner en plus du contrôle routinier des services de sécurité, l’ensemble de la société supposant un Etat de droit la réhabilitation du contrôle de la société civile, du parlement, de la cour des comptes, institution dépendante de la présidence de la République car l’inspection générale des finances dépendant du Ministre des Finances ayant un impact limité car relevant de l’exécutif. Sans une gouvernance rénovée, une visibilité et cohérence de la politique socio-économique supposant l’intégration de la sphère informelle produit du dysfonctionnement des appareils de l’Etat, produisant la corruption, le contrôle budgétaire sera un vœu pieux avec un impact limité. Et comment ne pas rappeler le bilan fin 2010 de l’ANDI, pour qui les déclarations d’investissement en Algérie, sont passées de 11.000 projets en 2007, à 17.000 en 2008 et 20.000 en 2009 mais avec 1% seulement d’IDE. Ces données sont en termes d’intentions de projets et non en termes de projets réalisés qui arrivent à maturation qui tourneraient à moins de 30%.avec la dominance des transports (60%) et du BTPH (18 %) du total.

Le problème essentiel stratégique posant la problématique de la sécurité nationale, sachant qu’ il y aura épuisement des réserves des hydrocarbures (16 ans pour le pétrole , 20/25 ans pour le gaz ) tenant compte de la forte consommation intérieure et des prévisions d’exportation , en termes de rentabilité financière, cette dépense publique sans précédent depuis l’indépendance politique prépare –t- elle véritablement l’après hydrocarbures face aux nouvelles mutations mondiales ? Pourquoi donc le coût de la route Est/ouest dépassera 9 millions d’euros (plus de 10 millions de dollars) le km, alors que la norme internationale d’une autoroute fluctue entre 5 et 7 millions d’euros tenant compte des ouvrages d’art et même moins pour des pays voisions au niveau du Maghreb et pour certains pays d’Afrique ?

Le problème est posé et ces surcouts exorbitants ne concernent pas seulement la route Est –Ouest, mais la majorité, avec de rares exceptions, des projets sectoriels (habitat, transport, industrie, énergie – prestations de services etc.). Cela pose la problématique d’un véritable contrôle démocratique loin du juridisme et des contrôles techniques. Et la facilité devant les problèmes est de se réfugier derrière des lois ( l’Algérie a les meilleures lois du monde mais rarement appliquées) ou des aspects techniques qui en fait produisent du fait de la gouvernance mitigée et du pouvoir bureaucratique inefficient dialectiquement lié à la dominance de la sphère informelle l’effet inverse, le blocage étant d’ordre systémique. Aussi, arrêtons de verser dans la sinistrose mais également de faire des bilans euphoriques. Analysons la réalité en disant la vérité rien que la vérité.

L’avenir en ce XXIème siècle appartient aux pays qui ont une bonne gouvernance supposant la démocratisation tenant compte des anthropologies cultuelles, une moralité sans faille des gouvernants, et qui considère surtout le savoir supposant en Algérie un profond réaménagement des structures du pouvoir. Jamais depuis l’indépendance politique la corruption n’a atteint une telle ampleur où nous assistons à un Etat riche ( plus de 157 milliards de dollars de réserves de change grâce aux hydrocarbures et non à l’intelligence ) mais une population dans sa majorité de plus en plus pauvre avec une inégalité entre couches sociales de plus en plus criardes.

Or, prenant en compte des performances de l’éducation, de la santé, de la qualité de vie, le dynamisme économique et l’environnement politique, le grand hebdomadaire financier américain Newsweek très influent dans les milieux d’affaires avec l’appui d’éminents experts internationaux dont le prix Nobel et professeur à Columbia University Joseph E. Stiglitz, McKinsey & Co, le directeur du Bureau Byron Auguste, le directeur fondateur de l’Institut de l’Université McGill pour la santé et la politique sociale et le professeur à l’université Geng Xiao, directeur de la Colombie-Global Centre Asie de l’Est ,dans une enquête fouillée , vient de classer fin 2010 l’Algérie à la 85ème position sur un échantillon de 100 pays. Ce rapport montre clairement un déphasage entre le discours officiel algérien et la réalité, considérant que l’Algérie risque à terme de se vider de ses cerveaux, de sa substance essentielle, un pays sans son élite étant considéré comme un corps qui se vide de son sang.


Docteur Abderrahmane Mebtoul Professeur des Universités en management stratégique- expert international. Cette analyse a été longuement développée dans ma contribution en trois chapitres à l’ouvrage collectif : « le développement de l’Algérie Expériences et perspectives » Casbah Edition mai 2011 (760 pages)