«La morale est une convention privée ; la décence est affaire publique», disait la célèbre Marguerite Yourcenar. En Algérie, il est singulièrement ardu d’appliquer une telle leçon de sagesse. En 2015, la décence dans notre pays se résume uniquement à la longueur des jupes des femmes. La décence se réduit au degré de nudité tolérable des corps des femmes dans les espaces publics. La corruption, les pots-de-vin, les abus de pouvoir, la torture, la répression des libertés publiques, la mauvaise gouvernance et le détournement de nos richesses et tous les autres fléaux ne relèvent guère de la «décence algérienne».
Au moment où les procès des scandales de corruption se succèdent, où les révélations sur des passations douteuses des marchés publics pullulent, où les noms de nos ministres et hauts dirigeants fleurissent dans tous les dossiers de détournements des deniers publics, les Algériens se passionnent pour une seule et unique histoire : Celle d’une jeune étudiante refoulée de la faculté de droit de l’université d’Alger parce qu’elle portait une jupe jugée «trop courte» ! La mésaventure de cette jeune fille originaire d’Oran a suscité le buzz sur le Web algérien. Même dans les rues, les cafés populaires et les placettes publiques, la jupe « trop » courte de notre compatriote a alimenté les discussions.
« Haram », « péché », « intolérable », « atteinte aux mœurs », « liberté de la femme bafouée », « retour du fanatisme ». Bref! Le débat a déchaîné les passions. Même le recteur de l’université d’Alger, Mohamed Tahar Hadjar, s’est senti obligé d’intervenir dans les colonnes de notre confrère Tout sur l’Algérie pour rappeler que «le règlement n’oblige personne à porter le hidjab ou tchador. Mais il exige une tenue décente, aussi bien pour les filles que pour les garçons ». Le tchador vs la jupe sexy. L’éternel duel qui divise la société algérienne. L’éternelle logique binaire qui formate l’élite algérienne. Une dualité stérile qui fait rire d’autres nations et pays développés où le savoir, l’intelligence et l’énergie humaine se concentrent sur l’édification d’une société égalitaire, prospère économiquement et évoluée technologiquement. Au moment où des chercheurs en Europe, aux USA, en Corée du Sud, en Turquie ou au Brésil, annoncent des découvertes majeures dans les traitements des maladies mortelles et autres épidémies ravageuses, notre pays s’entre-déchire au sujet…d’une jupe !
Au moment où un adolescent roumain crée un moyen tout simple de convertir l’énergie produite par la vitesse de son vélo pour charger son téléphone, les adolescents algériens sont entraînés par leurs aînés dans des polémiques sexistes, infécondes où l’on cherche uniquement une échappatoire religieusement correcte à la frustration sexuelle.
Notre argent public est gaspillé, mal-géré, nos lois sont confectionnées dans l’opacité totale, notre future constitution s’élabore dans des officines secrètes, le train de vie de notre Etat se décide dans un manque déconcertant de transparence, etc. Et pourtant, tout ce qui préoccupe et inquiète nos compatriotes, c’est la jupe d’une jeune fille. Une société qui transforme les aspérités du corps des femmes en champ de bataille idéologique, mais qui s’éclipse étrangement sur le terrain des batailles économiques, judiciaires et politiques où l’avenir de notre pays se façonne. La jupe de cette oranaise ou ses belles jambes ne permettront pas à l’Algérie de doper sa croissance économique, de réduire son chômage de masse ou sa dépendance aux importations. La jupe d’une femme ne pourra rien faire pour la diversification économique dont notre pays a cruellement besoin. Qu’elle soit longue ou courte, la jupe ne sera d’aucune aide pour bâtir un Etat de droit où les puissants qui pillent les richesses finissent en prison.
Bien plus qu’une tenue décente, l’Algérie a besoin en urgence d’une gouvernance décente. Mais de cela, il faut croire que les Algériens n’en ont cure.