Chaque pays a sa maladie endémique. Le vol, le détournement de l’argent public et son transfert à l’étranger dans les paradis fiscaux sont les symptômes de celle qui frappe l’Agérie. Toutefois, chez nous, cette maladie rend riches « les malheureuses » victimes qui la contractent. Oui, un malade atteint de cette pathologie est une personne fortunée en Algérie. Mais, pour en arriver-là, il faut d’abord choper le virus des «cuisines à deux millions de dollars».
Cette maladie contagieuse, aux conséquences ravageuses, a vu le jour en 2006, lorsque le fameux groupe Tonic Emballages, pour je ne sais quelle raison, avait importé des cuisines flambant neuf à deux millions de dollars. Pour en faire quoi ? Dans quel but économique ? Pour quelle raison managériale ? Personne n’avait compris le bien-fondé de cette opération d’importation. Officiellement, Tonic Emballage développait des activités dans l’industrie du papier. A quoi donc avaient servi ces cuisines facturées à un prix aussi colossal ? Mêmes les fournisseurs et collaborateurs étrangers, notamment français, de Tonic étaient ahuris face à ce gâchis. Gâchis, disions-nous ? Pas vraiment. En fait, ces cuisines ont été surfacturées et vendues à cet opérateur algérien pour que ce dernier puisse transférer, par la suite, des devises tranquillement et illicitement à l’étranger. Et aucun magistrat algérien n’avait actionné les leviers de la justice. Aucun inspecteur de la Banque d’Algérie n’avait été scandalisé. Aucun douanier n’avait été révolté.
L’opération s’était déroulée dans la plus grande sérénité. Les businessmen étrangers, qui avaient assisté à cet épisode, sont tombés des nues : comment un Etat peut-il se permettre de laisser filer aussi facilement ses devises à l’étranger ? Le citoyen algérien, lui, ne s’est guère posé cette question pour la simple raison qu’il savait très bien qui était derrière le fameux Tonic Emballage, à savoir le fils du défunt général Mohamed Lamari, longtemps chef d’état-major de la puissante armée algérienne. Etait-il l’un des actionnaires de ce groupe dirigé par son ami Abdelghani Djerar ? Comment avait-il profité de la réussite fulgurante de ce groupe privé ? Aucun travail de justice sérieux n’a été mené pour répondre à ces interrogations.
En revanche, nous savons tous que Tonic Emballages avait obtenu, avec une facilité déconcertante, un crédit bancaire de la part de la BADR estimé à plus de…600 millions d’euros. D’autres investisseurs privés, de simples mortels, n’ont même pas réussi à bénéficier du centième de cette somme lorsqu’ils ont sollicité la BADR, cette banque qui avait dédié deux de ses employés, au niveau de son agence bancaire à Alger-Centre, pour s’occuper des dossiers des amis du fils du général major Mohamed Lamari.
En Algérie, le virus des «cuisines à deux millions de dollars» est cultivé par les banques publiques. A Tonic, les importations « bizarroïdes » ne se sont pas arrêtées à ces cuisines. Durant la même année, en 2006, Haulotte Group, un fabricant français de nacelles élévatrices, basé dans la région de Saint-Etienne, a vendu à Tonic Emballage tout son «stock mort», à savoir de vieux engins usés, pour la somme mirobolante de 10 millions d’euros. Pas moins de 50 nacelles élévatrices en mauvais état se sont retrouvées dans des hangars à Bou Ismaïl, à l’ouest d’Alger. Pour quelle utilité ? Presqu’aucune. Là encore, ce marché avait suscité l’effarement de nombreux acteurs économiques étrangers, car depuis quand dépense-t-on autant d’argent pour des engins hors d’usage ? Comme de coutume, les autorités algériennes n’avaient subodoré aucun transfert illicite de devises. Autres cas similaires: autre vieille grue de 110 m importée de France à 600 mille euros; des cabines importées et revendues, comme par hasard, à l’armée, etc. La liste des opérations louches et suspectes peut s’allonger indéfiniment.
Mais qui s’en soucie ? L’Etat algérien ? On peut rêver. Ce dernier, pour des considérations politiques, s’est attaqué à Tonic Emballages. Mais, il n’a jamais repensé son système de contrôle pour éviter la propagation du syndrome des «cuisines à deux millions de dollars», qui ont, quelques-années plus tard, soit en 2015, cédé la place à des containers de cailloux facturés à 500 millions d’euros ! La régression est aussi patente qu’une maladie après la période d’incubation. Et pendant ce temps, la Banque d’Algérie, les Douanes et les banques publiques, qui accordent irrationnellement des lignes de crédit, sont gérées avec les mêmes mécanismes. Le système continue de favoriser, par son opacité et ses archaïsmes, les malversations financières.
Et pourtant, des solutions existent: comme par exemple imposer une taxe sur les timbres des factures étrangères. Imposer un seuil de 30 %, comme en France, pour les transferts des dividendes pour ne pas inciter les investisseurs étrangers à tricher avec le fisc en s’adonnant à des combines mafieuses pour rapatrier leurs bénéfices dans leur pays d’origine. Il est également possible de favoriser les échanges entre PME algériennes. La liste des solutions est aussi longue que celle des malversations. Mais à qui la proposer ? A l’Etat ? Ce n’est, malheureusement, pas possible car le syndrome des «cuisines à deux millions de dollars» a déjà fait trop de dégâts…