Le 9 octobre dernier, le prix Nobel de la paix a été décerné à une structure issue de la société civile tunisienne ayant permis de sauver, à l’automne 2013, une transition démocratique qui menaçait d’avorter, deux ans et demi après le fameuse « révolution de jasmin » de 2011. Les jurés du prestigieux prix ont salué les efforts, les sacrifices et le bon sens des membres du « Dialogue national » tunisien qui a réuni les islamistes d’Ennahda, alors au pouvoir en Tunisie, et des membres de l’opposition, et qui a beaucoup œuvré pour sortir la Tunisie d’une profonde crise politique susceptible de dégénérer en guerre civile.
Contrairement à l’Algérie des années 90, la Tunisie grâce, à son « Dialogue national », a évité la terreur, les violences civiles, et les meurtres commis au nom de l’idéologie. L’intérêt général en Tunisie a primé sur toutes les autres considérations politiciennes. Et l’issue de ce dialogue national est un véritable « happy-end » : les Tunisiens ont réussi l’exploit de dépasser leurs clivages pour former un gouvernement « indépendant » et à adopter ne nouvelle constitution. Notre voisin de l’Est n’avait point de pétrole, ni de richesse naturelle, ni encore moins des réserves de changes en milliards de dollars, mais il avait le sens du dialogue qui a préservé la cohésion sociale.
La Tunisie a fait exactement l’inverse de l’Algérie des années 90, lorsque la hiérarchie militaire, soutenue par une certaine intelligenstia petite bourgeoise et opportuniste, avait décidé d’interrompre brutalement le processus électoral et affronter l’opposition islamiste par le fer et le feu. Cet état de fait a mené, comme nous le savons tous, à une guerre civile absurde avec des milliers de morts, des milliers d’orphelins, de veuves, de blessés, de familles détruites, de foyers brûlés et, au final, une société profondément traumatisée.
Une horreur, une tragédie que l’Algérie aurait pu éviter comme la Tunisie d’aujourd’hui, qui a su s’immuniser contre un scénario à l’Algérienne. Au début des années 90, des personnalités algériennes patriotes et braves ont tenté de mettre en place une forme de « dialogue national » pour trouver une issue pacifique et sereine à la crise politique. Hocine Ait-Ahmed, l’un des chefs historiques de notre glorieuse Révolution du 1er Novembre, et leader charismatique du FFS, le plus vieux parti de l’opposition, raconte brillamment cet épisode dans son audition en 2002, lors du procès du général Nezzar en France traité par la 17e chambre du Tribunal de grande instance de Paris.
En effet, il y avait bel et bien une alternative, durant la période 1990-1991, à l’interruption du processus électoral. De nombreux Algériens, notamment les plus jeunes, ignorent cet épisode de notre histoire contemporaine : des tentatives de rétablir la paix et de mettre en place un dialogue national pour arrêter les violences de la décennie noire ont été sabotées par les généraux éradicateurs de l’armée algérienne. Pourquoi ? Parce que ces dirigeants militaires, soutenue par une élite politique vouée au service de l’establishment militaire, ont instrumentalisé uniquement la question islamiste pour maintenir le régime en vie.
« Ils ont arrêté les élections de juin parce qu’un parlement autonome risquait de naître et de fourrer son nez dans les recoins sombres du pouvoir de l’époque. On dit qu’ils ont arrêté le processus électoral pour «éviter un bain de sang à l’Algérie», mais il n’y a rien de plus faux. Ils l’ont arrêté pour sauver le régime », a dit clairement Hocine Aït Ahmed, qui fut parmi celles et ceux qui ont proposé une solution pacifique afin d’éviter la guerre civile. Quel aurait été le destin de l’Algérie si les généraux avaient pris en compte les proposition de Hocine Aït Ahmed ? De 1991 à 1995, le leader du FFS et plusieurs autres personnalités politiques, comme le regretté Abdelhamid Mehri du FLN, n’avaient de cesse d’interpeller la hiérarchie militaire sur la nécessité d’envisager une autre solution que celle de l’affrontement armé, de la répression. Mais en vain! La plateforme de Sant’Egidio de 1995, qui constituait un compromis honorable pour toutes les parties, a été balayée d’un revers de la main par le courant éradicateur.
« Je peux vous assurer que c’était la chance la plus importante d’aller à une solution politique », a expliqué à ce sujet Hocine Aït Ahmed dans son témoignage devant la justice française. « Quand je dis Rome, c’est le fait que nous avons réussi à faire un pacte avec la plupart des partis politiques de l’opposition. Nous avons même invité le RCD, qui nous a envoyé de la littérature contre les islamistes… Et nous avons fait un travail responsable. Nous étions un peu des artisans, nous ne voulions pas de simples déclarations platoniques, nous voulions un processus qui ramène la paix. Il fallait donc ramener la paix, puis prévoir ensuite une période de transition pour mettre en place des instances, avec l’assentiment de tous, y compris de l’armée. Il y a des hommes politiques qui voient un avenir démocratique dans ce pays. Mais c’est parce qu’« ils » ne voulaient pas que cette alternative puisse prendre forme et être crédible à l’échelle internationale que l’armée, la Sécurité militaire en tout cas, a engagé contre nous ces mensonges hystériques, nous traitant de « valets du pape », de catholiques, de croisés ».
Ces mots de Hocine Ait Ahmed résument tout. Personne ne pouvait trouver meilleure conclusion. La paix, dans l’Algérie des années 90, les puissants dirigeants n’en voulaient pas. La paix, les dirigeants de l’ombre et les cercles obscurs, qui manipulaient la scène politique, n’en avaient cure. A cette époque, on avait sciemment programmé un malheur national à notre pays. Et si la route du dialogue nationale avait été empruntée, notre pays aurait, peut-être, décroché ce prix Nobel de la Paix qui fait la fierté de nos sœurs et frères tunisiens. Malheureusement, le cruel destin en avait décidé autrement et les Algériens n’ont pas eu droit à cette chère et précieuse paix.