Bezzar est un lieu-dit au pied de l’Atlas blidéen. Une ancienne petite bourgade habitée jadis par de riches colons français, si on en juge par la taille des grands hangars à la toiture en tuiles rondes, les cadavres de machines agricoles que personne ne vient chercher et la hauteur des palmiers à l’entrée des maisons.
Nous sommes au cœur de la plaine de La Mitidja dont les manuels scolaires de l’époque attribuaient la mise en valeur aux seuls colons, oubliant de préciser, qu’en réalité, ils ne faisaient que donner des ordres à des milliers d’ouvriers indigènes qui y laisseront la vie en asséchant les marais pestilentiels. Les manuels scolaires d’aujourd’hui ne le mentionnent pas non plus, mais ça, c’est une autre histoire.
La route de campagne qui mène à Bezzar est bordée d’oliviers magnifiques. Ils doivent leur survie à leur robustesse légendaire. Quelques uns ont rendu l’âme faute de soins, après avoir reçu la visite brutale d’un camion ou d’un engin agricole. D’autres ont été assassinés au grand jour par les nouveaux envahisseurs qui, au contraire des anciens, leur préfèrent les poteaux en béton. Les terres des colons, condamnées au sommeil profond, ont été infestées de maisons hideuses, véritables verrues qui ne cessent de gonfler et qui déracinent les oliviers pour s’ouvrir en hangars jusqu’à la limite de la route, sans que le maire ni les gardes communaux n’y trouvent à redire. On imagine sans difficulté, il n’y a pas si longtemps encore, la majesté de cette route bordée des deux côtés de magnifiques oliviers, sorte de garde royale vous accompagnant dans la traversée du village et prolongeant cette coulée verte en grimpant tranquillement vers les premières collines de l’Atlas.
C’est là, au détour de cette route que la curiosité cède le pas à l’émotion et que le bonheur vous prend à la gorge. Une assemblée générale d’oliviers sans âge, le tronc torturé par le temps, les racines devenues tronc, les branches se caressant au gré du vent, font la ronde sans bouger et semblent prolonger une réunion de sages. Cézanne et Van Gogh ont rendu hommage à beaucoup plus petit. S’ils avaient connu ceux de Bezzar, ils en auraient fait des chefs d’œuvre.
Les vieux oliviers s’en souviendraient. Le vent leur parle entre les feuilles. Seul le chant du coq trouble, au rythme du soleil, leur majestueuse sérénité. Je voudrais tant que le vent, qui s’engouffre à travers les gorges de La Chiffa, ne leur parle jamais du crime d’un autre âge qui a endeuillé, pour toujours, leurs vieux cousins de l’école communale à quelques mètres de là, à portée de voix, et auquel ils ont échappé par bonheur. La tribu qui faisait rempart contre le vent du nord a perdu quatre de ces géants immémoriaux. Un groupe d’hommes, croyant plaire à Dieu en immolant ses végétales créatures, a sacrifié quatre d’entre eux pour se rapprocher de la route et lui bâtir une mosquée. De pauvres imbéciles pensant que Dieu croirait à leur amour, ont choisi le blasphème en guise d’offrande. Les écoliers m’ont dit que « les hommes étaient venus avec de grosses machines qui s’étaient acharnées durant des heures, en multipliant les coups violents sur le ventre des oliviers qui ne se laissaient pas faire. Le lendemain, d’autres hommes étaient venus avec de grandes scies qui marchent à l’essence et ils ont eu beaucoup de peine à découper les troncs. Puis, d’autres camions sont venus charger les troncs. Mais ils n’ont pas tout pris. Derrière la mosquée, il y a encore un morceau de tronc avec ses racines. C’était trop grand pour le camion. »
Le reste de cadavre est toujours là. Je suis revenu plusieurs fois à la mosquée pour voir la tête des courageux fidèles. Personne n’a voulu me rencontrer. L’imam n’était pas au courant. Il a été désigné après la construction de la mosquée. Je lui ai dit que ceux qui avaient assassiné les oliviers sont les mêmes que ceux qui éventraient les femmes et brûlaient les nouveau-nés au nom de l’islam, durant la décennie noire et que ce sont les mêmes qui sont prêts à lapider les femmes et à pendre les poètes et les musiciens. L’imam, très sûr de lui, m’a répondu que j’étais dans l’erreur parce que je confondais un être humain et un arbre. Je suis resté sans voix. Difficile d’en vouloir aux villageois quand le meilleur d’entre eux traîne autant d’indigence et autant d’inhumanité. Faut-il que des hommes détestent à ce point les arbres et les fleurs pour faire de nos villes et villages des ensembles d’une laideur sans nom ? Rêvent-ils d’un paradis aux arbres en béton ?
Et si la violence prenait racine là précisément, en déracinant des arbres pour planter du béton ?
Aziz Benyahia