Le 26 juin 1995, j’avais 11 ans. Le soir de ce 26 juin de cette sombre année de 1995, je ne pouvais jamais veiller devant l’écran de notre télévision. C’était un plaisir interdit. Un loisir empêché parce qu’à cette époque, à Ouled Chebel, dans ce douar de la Mitidja où j’habitais, des escadrilles d’hommes armés, «les terroristes» comme on les appelait, patrouillaient en vérifiant si les foyers s’adonnaient aux plaisirs importés de l’Occident. Oui, une télévision assourdissante la nuit était une prise de risque dangereux qui pouvait s’avérer fatal.
A 11 ans, le 26 juin 1995, je me cachais dans mon lit et j’entendais des tirs en rafales. J’entendais aussi ma mère qui pleurait dans les bras de mon père. Une mère qui n’en pouvait plus de ne plus pouvoir dormir la nuit à cause de cette terreur permanente distillée par ces accrochages interminables entre ces «terroristes» et les «militaires». Des accrochages nocturnes, diurnes souvent aussi, qui se déroulaient juste en face de notre maison, dans ces plantations naguère heureuses et joyeuses avec leurs arbres fruitiers.
A 11 ans, ce 26 juin 1995, j’entendais à minuit les gémissements d’une voisine qui venait d’apprendre que son mari a été retrouvé «égorgé» à quelques encablures de leur demeure. J’entendais ces enfants, mes voisins qui avaient mon âge, criaient à pleins poumons parce qu’un groupe armé venait de pénétrer dans leurs chambres les menaçant avec un couteau sous la gorge et les interrogeant sur un ton cruel : «où est votre grand frère qui a été incorporé par l’armée ?»
A 11 ans, le 26 juin 1995, je ne savais si je devais fermer l’œil car je craignais de ne plus jamais les rouvrir. Je ne pouvais embrasser mon père ou lui demander de me serrer dans ses bras. Il était trop occupé à guetter, surveiller toute la nuit pour prévoir une fuite à la vitesse grand V si un groupe armée s’aventurait dans notre propriété. A 11 ans, ce 26 juin 1995, je savais ce que rêver signifiait. Mes nuits, je les passais à revoir ces scènes où les enterrements se succèdent. Des enterrements où des cadavres sont enveloppés par le drapeau de mon pays. Je revoyais les gémissements de leurs proches, les figures accablées par la souffrance, les mines défaites et les regards obscurs. A 11 ans, je n’ai jamais cru que je pouvais m’en sortir vivant. Je ne pensais jamais que mon pays allait enfin renouer avec la joie et le bonheur, deux émotions difficilement compréhensibles pour moi à cette époque.
Le drapeau de mon pays, je n’ai jamais imaginé qu’il pourrait flotter un jour très haut pour célébrer un pays uni et pacifié. Deux ans plus tard, dans la nuit du 22 au 23 septembre 1997, le massacre de Bentalha, un autre douar de la Mitidja située à une dizaine de Km de ma maison, m’a plongé dans la sinistrose absolue. A cette époque-là, je ne pouvais plus jouer au football avec mes amis sur un terrain vague ou sur une route abandonnée. Non, c’était trop dangereux. Pis encore, chaque jour notre équipe se rétrécissait et perdait des éléments. Fouad était mort la veille lorsque sa famille fut massacrée. Adlène a été touché par une balle perdue lorsqu’il a eu le malheur de se trouver avec son père à proximité d’un accrochage opposant l’armée à des terroristes.
J’ai perdu beaucoup de mes amis. Mais moi je suis resté en vie. J’ai survécu aux horreurs de mon enfance. Et aujourd’hui, j’ai 30 ans. Je n’ai pas oublié toute cette tragédie. Je n’ai rien oublié. Et c’est parce que je n’ai pas oublié que j’ai décidé de m’engager en faveur du changement. Le changement en tout et de tout. Je rêve d’un autre pays. D’un Etat démocratique, d’un Etat de droit, d’une société qui ne produit pas des inégalités sociales. C’est parce que nous avons connu des horreurs que nous devons réaliser ce rêve d’un pays différent.
A 11 ans, je rêvais d’une fête de communion. Je rêvais aussi de voir les rues de mon pays accueillant des défilés endiablés. Je rêvais de voir mes compatriotes danser jusqu’au bout de la nuit. Je n’ai jamais eu droit à de telles scènes de liesse.
Ce 26 juin 2014 est donc très différent du 26 juin 1995. La victoire de notre équipe nationale est enfin ce moment tant attendu qui nous permet à nous les Algériens de dire : «ouf, on peut faire la fête nous aussi ». Ce n’est que du football. Je le sais. Ce n’est que du sport. Je le sais. Notre pays n’est pas encore une démocratie. Nos richesses sont toujours dilapidées. Je le sais. Nous avons toujours le régime qu’on mérite. Je le sais. Mais cela, tout cela, n’exclut nullement mon droit, notre droit, de défiler, de sortir dans les rues, de s’éclater. Le pouvoir va-t-il nous récupérer ? C’est bien possible. Mais peut-il faire ce que la junte militaire argentine n’a pas pu faire lorsque la sélection argentine a remporté la Coupe du Monde en 1978 ?
Le régime algérien réussira-t-il toujours à manipuler ces supporters ? Jamais ! Moubarek n’a-t-il pas été éjecté par des contingents entiers des supporters d’Al-Ahli, le grand club du Caire ? Oui, demain, ces mêmes rues pourraient abriter des foules assoiffées de liberté et nous le savons tous. En attendant, laissons-nous oublier Bentalha et rêver de Rio Janeiro. De l’horreur à la vie, c’est un voyage si émouvant qu’il doit se faire en première classe…