Un groupe d’intellectuels, d’enseignants, de commerçants et de citoyens lambda originaires de Kabylie ont rendu public récemment un Manifeste pour la reconnaissance constitutionnelle d’un statut politique particulier de la Kabylie. Ces compatriotes plaident pour que la Kabylie ait «une place de plein droit avec un statut politique reconnu dans un Etat algérien refondé».
Les signataires de ce manifeste considèrent que l’Etat doit garantir à «tout peuple autochtone le droit de déterminer librement son statut politique, de promouvoir sa langue, d’avoir son propre système éducatif et d’assurer son développement économique, social et culturel». Partant de ce constat, ils vont jusqu’à affirmer qu’un «statut politique spécifique pour la Kabylie en serait une étape et constituerait une grande avancée dans la modernisation et la démocratisation du pays». Ce point de vue est certainement respectable. Mais il est aussi très contestable et engage des enjeux qui dépassent largement ce manifeste, publié dans les colonnes du quotidien francophone El-Watan.
Il se trouve que je suis Kabyle. Et je me sens concerné par cette réflexion qui se veut être une proposition politique en faveur d’un avenir meilleur pour la Kabylie et l’Algérie. Cependant, ma Kabylité, je ne l’ai jamais représentée comme un «particularisme» qui me distingue des autres algériens. Je n’ai jamais cru en l’existence d’un «peuple Kabyle» qui sera différent des autres composantes de la société algérienne. Mon algérianité a toujours été, à mes yeux, un univers culturel où toutes les cultures régionales de cette terre qui m’a vu naître coexistent et flirtent sans aucune contradiction. Ma mère est kabyle. Elle m’a élevé dans le respect de ces «célèbres valeurs kabyles ancestrales». Et franchement, j’ai parcouru toute l’Algérie, les valeurs kabyles de ma mère, je les ai retrouvées à Médéa, Tiaret, Tlemcen, Timimoun, Tamanrasset, Annaba, Batna et un peu partout dans le pays. De nombreuses autres mères algériennes, et pas du tout kabyles, partageaient avec ma mère le même trait culturel. Ce particularisme n’a jamais eu lieu d’exister.
La Kabylie est-elle alors le dépositaire de la culture berbère ? Non ! Je suis Kabyle et je ne me sens pas du tout, mais pas du tout, davantage berbère que les habitants des Aurès, de Ghardaïa, de Tamanrasset, d’Oran ou de Blida et du massif de Chréa. Les frères de mon grand-père maternel ont connu et participé au printemps berbère de 1980. Mes cousins ont connu la répression du Printemps Noir de 2001. Eux-aussi, ils ont affronté les forces du régime au nom d’un idéal patriotique qui englobe toute l’Algérie. Ils rêvaient d’une Algérie démocratique, plurielle et prospère. Leurs rêves ne s’arrêtaient jamais aux frontières géographiques de la Kabylie. Ils me le disent tous. Ils me l’ont dit hier. Et ils me le disent aujourd’hui encore. Dans leur esprit, le destin de la Kabylie n’a toujours été inséparable du destin de l’Algérie.
Je suis Kabyle et sincèrement, avec tout le respect que je dois aux initiateurs de ce manifeste, je ne comprends nullement le bien-fondé d’un «statut politique spécifique» puisque, la réalité quotidienne nous le prouve régulièrement, le Kabyle a exactement les mêmes qualités et défauts que les autres algériens. Il partage la même culture ancestrale. Il a été victime de la même répression dictatoriale et violence coloniale. A Ouargla, Timimoun, Ghardaïa, Oran, Annaba, et un peu partout à travers l’Algérie, des chômeurs, militants des droits de l’homme et partisans de la démocratie ont été emprisonnés, torturés et assassinés. Je suis Kabyle et je ne me sens pas le dépositaire de la lutte pour la démocratie. Je ne me sens pas différent de l’Oranais, Constantinois ou Tlemcenien pour la simple raison que dans ces régions-là, il n’y avait pas eu de «Printemps Berbère ou Noir». Il y a eu d’autres formes de protestation. Toute l’Algérie a lutté et donné suffisamment de sacrifices contre les mafieux qui dilapident nos richesses. Si la Kabylie a été pionnière dans ce combat, cela ne lui offre pas pour autant un particularisme régional qui doit l’éloigner politiquement du reste de l’Algérie.
Je suis Kabyle et je dis Attention ! Oui, attention, il n’y a aucune relation entre la régionalisation avancée à l’espagnole ou la décentralisation à la française et «le statut politique spécifique» inscrit dans une Constitution. Le débat sur l’importance de donner à l’Algérie des collectivités territoriales décentralisées dotées de la personnalité juridique et d’une liberté d’administration est plus que jamais nécessaire. L’exemple français en la matière est très instructif. Les régions françaises disposent de leur conseil régional et de conseil économique, social et environnemental qui sont tous représentatifs des « forces vives » d’une région. Ces conseils régionaux peuvent gérer les lycées jusqu’aux transports, en passant par le développement économique et la fiscalité. Une décentralisation qui peut convenir à l’Algérie au regard de son territoire vaste et des particularités de ses régions. Mais en France, les bretons ont conquis cette régionalisation utile sans bénéficier ou réclamer «un statut politique spécifique». La Corse demeure jusqu’à aujourd’hui une région française comme une autre. Mais ses compétences régionales l’aident à se développer. Tout cela prouve qu’il ne faut surtout pas confondre deux problématiques entièrement opposées : la décentralisation et le transfert partiel de compétences vers des régions ne nécessitent nullement l’attribution d’un «statut politique spécifique» dans le cadre d’une révision constitutionnelle. C’est ce débat dont l’Algérie a grandement besoin. Quant aux spécificités fantasmagoriques, elles n’ont jamais fait avancer des pays ni sauvé de la disparition des cultures brillantes.