La mosquée « Yves Rocher »

Redaction

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C’est ainsi que les jeunes du quartier qui ne manquent pas d’humour, appellent cette mosquée d’El-Biar pour vanter sa propreté devenue proverbiale. La marque de cosmétiques n’y est pour rien.

L’édifice qui comprend les salles de prière et les salles de cours a été initié et construit patiemment par des fourmis têtues dont le chef s’appelle cheikh Rédha. Avec ses camarades et l’aide exclusive des fidèles, il a mis vingt ans pour faire sortir de terre la mosquée actuelle, malgré l’hostilité parfois violente de certaines grosses légumes qui guignaient le terrain dans ce quartier résidentiel, préférant y voir de belles villas plutôt que de subir les « nuisances » d’une mosquée, telles que les « hurlements du minaret qui muezzine faux » et l’afflux d’une population hétéroclite. Des années qui leur ont valu toutes sortes de déboires, allant jusqu’aux menaces physiques. Cheikh Rédha et ses camarades tinrent bon et n’en eurent cure. Ils voulaient leur mosquée dussent-ils y laisser leurs vies. Ils ont fini par l’avoir leur mosquée, et ils peuvent être fiers de leur merveille !

La mosquée la plus propre d’Algérie, la mieux entretenue, la mieux gérée et la plus propice à la méditation et au recueillement

C’est la réputation qui lui est faite. Pour s’en rendre compte objectivement, il faut laisser sur le parvis, comme on se déchausse, les préjugés et les jugements hâtifs. Cheikh Rédha est barbu et ses camarades aussi. Il faut les voir débouler au moment précis de la prière, comme un véritable commando, tout en muscles. Sereins, calmes, sérieux ; trop sérieux, le regard sévère balayant l’intérieur de la mosquée en un éclair. On peut commencer la prière puisque tout est en ordre. Entendez par là : pas de courant d’air, pas d’apartés, pas de chuchotements. Pas besoin de s’éclaircir la voix, les micros sont réglés et l’atmosphère sent bon la fleur d’oranger. Les anges passent. On n’entend pas une mouche voler. Normal ! Il n’y a pas de mouches. Avant de quitter l’enceinte, les fidèles vont saluer l’imam et le reste du commando. Brusquement, les visages s’illuminent, les barbes se font soyeuses, les sourires vont d’une oreille à l’autre, les confidences partent en éclats de rire. La mosquée c’est la vie aussi.

 Cheikh Rédha ne cesse de le répéter aux cours de ses prêches et de ses dourous (leçons), très appréciés parce qu’on n’y entend que du concret, du quotidien, des paroles compréhensibles, un arabe courant parfois épaulé par quelques mots de français, ou des bons mots courants et des anecdotes parfois croustillantes. Il adore l’autodérision, signe de bonne santé mentale et d’égo à minima. Des critiques, de l’autocritique, des reproches, sans peur, sans animosité. En écoutant cheikh Rédha, on entend les propos d’un ami, d’un frère, d’un père, qui sait tout de nos travers, de nos faiblesses et de nos petits arrangements avec la religion, et qui se fait complice un instant avant de nous prendre, la main dans le sac et de nous rappeler à l’ordre. Il a le droit d’être malicieux, souvent taquin et pince sans rire. Mais dès qu’il monte sur le minbar le vendredi, ce n’est plus le copain de quartier, l’homme aux bons mots et au sourire chaleureux. Le regard se fait noir, le ton haut et menaçant, l’index accusateur et l’arabe savant et coranique. On s’adresse à Dieu, malgré nos turpitudes et nos transgressions quotidiennes, alors on doit s’armer d’humilité et boire notre honte jusqu’à la lie, devant la dérive du pays dont nous sommes tous responsables. Le silence devient lourd, les regards baissés vers le tapis. Tout le monde s’est fait gourmander. L’imam sait qu’il a emporté le morceau. On se bousculera à la fin de la prière pour aller retrouver son sourire et se rassurer en pensant que tout n’est pas perdu, et que nous avons encore une chance de nous corriger et de moins faire de bêtises, en attendant le prochain vendredi.

C’est pendant le mois de ramadhan, durant les longues soirées de tarawih, que le cheikh et ses camarades donnent toute la mesure de leur sens de l’organisation, de leur dévouement et de leur science de la psalmodie.

Ils sont intraitables sur la propreté de la mosquée

La climatisation en mode confort et les bouteilles d’eau fraîche pour tout le monde. C’est la maison de Dieu, quoi de plus naturel. Pas de décor, pas de fioritures, pas d’entrelacs ni d’arabesques. Pas de dorures ni de débauches de sainte calligraphie. Rien ne doit distraire le fidèle de son cheminement vers Son Créateur. La mosquée doit être nue, propre et immaculée, sentir l’odeur du paradis pour ne pas effrayer les anges. Et elle l’est aux limites de la manie. Cheikh Rédha s’y emploie nuit et jours avec les jeunes bénévoles, les élèves de l’école coranique et l’aide des fidèles.

Pour couper court aux interrogations pas toujours clairement formulées sur l’abondance remarquée de barbes, le cheikh rappelle que la barbe ne fait pas le croyant, que la foi est en soi et qu’il ne faut pas juger les gens sur les apparences. Chacun est responsable de ses actes et Dieu sait qui se cache derrière chaque barbe ou chaque niqab. Tout est dit. Il est pour la modernité et pour le savoir. Il se méfie de la pudibonderie et de la surenchère dans la dévotion.

Il dit que les musulmans doivent prendre leur destin en main, que l’islam est une religion qui se mérite et que nous sommes tous responsables de la perte de nos repères et des valeurs morales qui font la grandeur de l’islam. Et quand on s’extasie devant l’extrême propreté de sa mosquée, il ne boude pas son plaisir et ne tarit pas d’éloges pour le travail collectif.

Une barbe qui sourit et qui sent la bonté et la sincérité, c’est une barbe rare, qu’on a envie de lisser sans retenue

Ça se passe comme ça dans cette mosquée. Le cheikh me pardonnera, mais c’est un plaisir tellement rare sous nos latitudes, probablement à cause de l’accumulation de malentendus, mais certainement à cause de ces années noires ; quand le malheur sévissait sous des accoutrements importés d’ailleurs et que le pays tout entier découvrait un « islam bricolé ailleurs » et prêché par le sabre et le sang. Il faut aller prier à la mosquée des almohades, alias Yves Rocher ; c’est la mosquée de la réconciliation. C’est la plus propre des mosquées et les barbes y sourient et n’y piquent pas.

Aziz Benyahia