Inutile d’être Algérien pour ressentir cette profonde blessure causée par la simplification caricaturale de tout un drame historique. Oui, pas besoin d’être Algérien pour se révolter contre cette injustice façonnée par les médias et les politiques au sujet de la décennie noire qui a fait des milliers de victimes en Algérie. Des victimes qui n’ont, toujours, aucun droit au respect. Ni même pas au souvenir. Pis encore, à l’étranger comme en Algérie, on tente coûte que coûte de les effacer de la mémoire collective comme s’ils n’avaient jamais existé.
Aujourd’hui, en 2014, il n’y a que les 7 moines de Tibhirine qui récoltent les indignations, les interrogations, les investigations et les émotions certainement sincères de ceux et celles qui s’intéressent de près à cette période tragique de l’histoire de l’Algérie. Les moines de Tibhirine par-ci, les moines de Tibhirine par-là. Dans les colonnes de la presse internationale, notamment française, il n’y a que ces 7 victimes qui ont eu droit à l’exigence de vérité. On réhabilite leur mémoire, on fait pression sur les autorités algériennes en invoquant leur vécu, leur souvenir et leur sort. On leur rend hommage et on les glorifie. Mais qu’en est-il des 200.000 autres victimes algériennes, très algériennes, tellement algériennes que personne n’ose les citer ou militer pour réclamer la vérité à propos des circonstances de leur assassinat ?
Les moines de Tibhirine, nous les aimons. Nous les chérissons. Nous sommes même fiers de leur martyr. Nous ne pourrons jamais oublier ce qu’ils ont fait dans cette bourgade montagneuse et isolée de la très pauvre wilaya de Médéa. Mais ils ne furent pas les seules victimes de la barbarie terroriste. Ils ne furent pas les seules qui aient été, peut-être, victimes d’une bavure militaire. Ces 7 moines qui font partie de notre histoire, de notre mémoire, n’ont pas été les seuls à avoir été égorgés, souillés, violés ou monstrueusement assassinés. Les instrumentaliser politiquement serait la pire insulte qu’on peut faire à leur mémoire. Les invoquer en permanence sans accorder le moindre intérêt ou la moindre petite attention aux autres victimes innocentes algériennes arrachées à la vie serait aussi un inqualifiable manque de respect à leur combat mené de leur vivant. Eux qui étaient si proches des petites gens, des simples Algériens, n’apprécieraient certainement guère qu’ils soient devenus le grand arbre qui fait de l’ombre aux autres milliers de victimes algériennes auxquelles on ne donne aucune considération, comme si dans cette Algérie terrible des années 90 il n’y avait eu que ces 7 moines…
Les moines de Tibhirine par-ci, les moines de Tibhirine par-là. Nul n’a le droit d’instaurer un classement ou un podium de la victimologie face aux blessures encore béantes d’un pays. Nul n’a le droit de résumer l’histoire tragique d’une nation au parcours de quelques individus aussi exemplaires soient-ils. Nul n’a le droit de passer sous silence laf détresse des familles des milliers de victimes de la décennie noire en donnant uniquement la parole aux proches des 7 moines de Tibhirine. La presse française a, sans doute, le droit de réclamer la vérité, de presser les autorités algériennes à rouvrir ce chapitre sombre de l’histoire. Mais elle n’a aucunement le droit de fixer le statut de victime uniquement à 7 de ses compatriotes qui furent durant leur vie davantage algériens que français. Les autres victimes algériennes ont autant droit à la vérité, à l’hommage et au recueillement que les 7 moines de Tibhirine. La tragédie algérienne n’a pas commencé au Monastère de Tibhirine et ne s’est pas arrêtée là-bas. La tragédie algérienne mérite davantage de sérieux dans l’analyse et la recherche de vérité. Mais elle ne mérite surtout pas qu’on oublie toutes, oui toutes, ses victimes au profit de quelques privilégiés dont le souvenir jouit toujours des projecteurs des médias.