Marché d’El-Biar, vendredi après-midi 10 juillet, 23ème jour du mois de ramadhan. Le marchand de fruits me rend la monnaie. Au moment où je tends la main pour la prendre, une dame entièrement voilée de noir me demande l’aumône. D’habitude je ne donne jamais rien à une personne valide qui prend l’air misérabiliste et qui tend la main. Mais là j’étais coincé. Elle m’avait pris en flagrant délit de richesse. De mauvaise grâce, je m’apprêtais donc à lui donner une pièce. A ce moment-là, de la main, elle me fait signe d’attendre. Son portable venait de sonner. Le temps de l’extirper de ses dessous et ça donne :
« Allo ! Alors où es-tu ? Je viens d’arriver de l’aéroport. On m’a dit que l’avion de Annaba était annulé. Attends ! Ne quitte pas. »
Sur l’air de : « Où en étions-nous déjà? », elle me retend la main.
Je passe mon chemin. J’hésitais entre le fou-rire et la sidération. Ou c’est un gag, ou on est filmé pour une caméra cachée, ou alors j’ai la berlue. J’imagine qu’elle a dû penser pis que pendre de moi. Elle doit détester ces gens qui pensent qu’un mendiant n’a pas droit à un portable. Mais non. Ce n’est pas vrai, madame ! Attendez ! Mais à quoi bon ?
En fait il y a un vrai problème qu’on aborde rarement en public, mais qui fait désordre quand même. Celui de la mendicité. Parlons-en, sans faux-fuyant.
Il fait partie des sujets tabous, qu’on n’ose pas aborder de peur de juger les gens sur les apparences. Même si nous savons tous qu’il existe des réseaux de faux-mendiants qui exploitent les enfants et que certains « territoires » sont monnayés, comme dans les organisations mafieuses. Nous avons nous aussi, nos légendes de mendiants de minuit, qui pleurent misère la journée et font la fête le soir. Mais nous sommes en plein Ramadhan, mois de solidarité et de partage, période de ‘zakat el fitr’ et de ‘zakat el mal’ ; et le fait d’aborder ce sujet pourrait faire œuvre utile, après tout.
Qu’est-ce qu’un pauvre ? C’est celui qui n’a pas suffisamment de ressources pour subvenir à ses besoins élémentaires ainsi qu’à ceux de sa famille. Son travail pas assez rémunérateur et sa situation familiale rendent son existence aléatoire. Il nous appartient à nous musulmans, par des gestes discrets de solidarité de lui venir en aide. L’Etat et la société ont des obligations à son égard. Un pauvre ne tend pas la main. Il peut demander de l’aide autour de lui mais il le fait avec beaucoup de dignité et dans la plus grande discrétion.
Le nécessiteux est celui qui n’a pas de ressources. Celui dont on ne soupçonne pas l’extrême fragilité sociale. Et c’est surtout quelqu’un qui ne demande jamais l’aumône. C’est à nous d’aller vers lui parce que nous savons par les voisins ou par son entourage qu’il n’a aucune ressource et qu’il risque de connaître la véritable détresse si nous manquions à notre devoir de solidarité humaine, sans aucune considération de race ni de religion, évidemment. C’est cette définition qui nous est proposée par un célèbre hadith Sahih D’Al-Boukhari.
En résumé, le pauvre et le nécessiteux ne tendent jamais la main. Mais il arrive parfois qu’ils n’aient pas d’autre choix que de demander de l’aide, sous forme de prêt par exemple. Alors c’est toujours avec beaucoup d’humilité et de retenue qu’ils invoquent une mauvaise passe, une gêne passagère ou une succession de déboires.
Nous sommes donc loin, très loin, de ceux que j’ai choisis d’appeler un peu trivialement, des faux-jetons. Je trouve que le terme est plus expressif que hypocrites, ou comédiens ou menteurs. Il s’adresse à ceux qui ne cessent de harceler les passants, à la sortie des mosquées, aux croisements, dans un rituel bien rôdé, avec des mots choisis, qui nous prennent pour des gogos et qui n’hésitent pas à handicaper définitivement leurs enfants, ou ceux qu’ils ont loués pour une sinistre mise en scène.
Quant à la dame au portable, c’est un faux-jeton particulier. Elle ne manque ni d’air, ni d’audace, ni de sens de l’humour, à vrai dire. J’aurais dû lui demander si elle acceptait les chèques.