Juge de province et potentats locaux Par Abdou Semmar

Redaction

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Ain Defla. Une wilaya agricole, pauvre, très pauvre, en dépit de la générosité de ses terres qui enfantent les plus délicieuses pommes de terre du pays. Djendel, Rouina, El Abadia, on ne compte plus les communes marquées par une précarité endémique, un manque cruel d’infrastructures publiques et un chômage massif.

 Et comme si la pauvreté ne suffisait pas, on rajoute l’injustice pour accabler une population abandonnée à son sort. L’injustice dans son expression la plus révoltante, la plus dégoûtante. Une injustice que subit un juge de la Cour d’Ain Defla. Un juge qui a dit non à la corruption, aux intimidations. Un juge qui a défendu jusqu’au bout son indépendance et son éthique. Un juge qui est, aujourd’hui, sanctionné, rétrogradé, pressé de toute part, parce qu’il a osé condamner à trois ans de prison ferme le fils du secrétaire général de la wilaya d’Ain Defla, un des proches les plus influents du wali. Un juge qui a accompli son devoir jusqu’au bout en rendant justice en faveur d’une fille agressée sexuellement par le rejeton du haut responsable.

Tout a commencé lorsque notre juge a pris en charge une affaire qui allait se révéler un véritable nid de vipère. En effet, une jeune fille d’Ain Defla, agressée sexuellement, victime de viol selon ses proches et sa famille, a déposé plainte. Le juge responsable du pôle pénal près la cour d’Ain Defla a ordonné une enquête. Les faits étaient prouvés et le témoignage de la fille accablant. Mais à Ain Defla, comme partout en Algérie, on ne veut pas juger un fils d’un haut responsable de la wilaya comme tous les autres justiciables. Les pressions ont alors commencé. La famille influente de l’accusé a recouru à des proches occupant des fonctions importantes à la Cour d’Ain Defla. Avec leur complicité, l’accusation a été requalifiée. Le mis en cause n’était plus poursuivi pour viol, mais pour simple détournement de mineur. Une accusation beaucoup moins grave, entraînant une sentence moins sévère.

Mais notre juge a refusé de céder. Il a réclamé une deuxième expertise médicale. Et puis une troisième effectués par des médecins légistes dépêchés des autres régions du pays, car le juge avait compris qu’à Ain Defla, l’emprise du wali et de son entourage n’allait pas lui faciliter la tâche. Les médecins légistes étaient affirmatifs : il s’agissait bel et bien d’un viol. Le juge s’est alors résolu à lutter et à résister aux notables de la wilaya. Le procès pouvait commencer. Après les menaces, les intimidations, les tentatives de corruption. Le juge a défendu son honneur et celui de sa noble profession. Dans son for intérieur, il avait juré de ne négocier aucun compromis.

Le procès était houleux, tendu, électrique. Les voisins et proches de la victime, échaudés par des exemples d’injustice à profusion, doutaient de la partialité du tribunal. Ils avaient compris que le wali, son ami, ainsi que d’autres notables influents complotaient pour extirper l’agresseur des griffes de la justice. Les habitants du quartier où réside la victime ont même préparé les cocktails Molotov et les pneus pour les brasiers de la colère. Une atmosphère d’émeutes planait sur Ain Defla. Le juge était assis sur une poudrière. Il mesurait parfaitement les menaces contre la stabilité de toute la région.

Il a promis à la population de se montrer impartial. Et il en fut ainsi. Le fils du secrétaire général a été condamné à trois ans de prison ferme. Ain Defla pouvait souffler. La victime n’a pas retrouvé son honneur perdu. Mais le verdict a calmé la colère des siens. La vie pouvait reprendre son cours. Sauf pour notre juge. Ce dernier a subi les foudre des puissants. Il a été «rétrogradé». A la Cour d’Ain Defla, il a été débarque du pôle criminel. On lui a assigné une autre mission. Les insultes, les intimidations et les mauvais traitements se sont poursuivis. Il s’est plaint dans un rapport détaillé au ministre de la Justice, Tayeb Louh. Celui-ci a décidé d’envoyer un inspecteur du ministère afin d’enquêter.

Malheureusement, le sens moral de cet inspecteur n’était pas à la hauteur du sens du devoir du juge. Son rapport n’a pas été, en effet, d’une quelconque aide à l’infortuné magistrat. Tayeb Louh et ses inspecteurs n’ont pas bougé le petit doigt pour protéger et défendre les droits de ce juge, coupable d’avoir accompli son devoir en son âme et conscience. C’est la triste histoire d’un juge algérien. Une histoire qui s’est déroulée en 2015…

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