Toute la presse en parle depuis hier. Un communiqué officiel vient d’annoncer triomphalement l’arrestation et la mise hors d’état de nuire, dans la région oranaise, d’un groupe de 17 personnes qui sont accusées d’avoir chercher à transférer illégalement plus de 120 millions d’euros. Cette nouvelle race de malfaiteurs, qui est désormais désignée à la vindicte publique, est constituée de « gérants de sociétés d’import-export et de directeurs d’agences bancaires publiques et privées ». Tout ce qu’on déteste…
D’ailleurs, depuis hier, les réseaux sociaux ne tarissent pas d’éloges adressées aux enquêteurs qui, nous dit-on, travaillaient depuis plusieurs mois sur ce dossier. Très bien, bravo donc à nos enquêteurs. Juste une question : est-ce que ce nouveau coup de filet magistral réalisé par nos incorruptibles services de sécurité va mettre fin à la pratique des surfacturations et aux transferts illicites de devises qui coûtent plusieurs milliards de dollars ( personne ne sait exactement combien ) chaque année à l’économie algérienne ?
Aux frontières algériennes, à l’Est, à l’Ouest et au Sud, on annonce régulièrement le « démantèlement d’un réseau de trafiquants », de carburants principalement, ou de produits de première nécessité plus rarement. Question : est-ce que ces démantèlements réalisés inlassablement, depuis plusieurs décennies, grâce à la vigilance de nos gendarmes et de nos douaniers, ont mis fin aux trafics divers qui fleurissent à nos frontières et alimentent un bassin géographique énorme ? Dans ce dernier cas, on connait la réponse parce qu’on dispose du recul suffisant. La dimension et l’intensité des trafics n’ont pas cessé d’augmenter et coûtent de plus en plus chers; plusieurs milliards de dollars chaque année à l’économie algérienne.
Tous des voleurs ?
Les procès se sont multipliés au cours des derniers mois, autoroute Est – Ouest, affaire Khalifa, scandales Sonatrach 1 et 2, bientôt la CNAN. Les arrestations, les démantèlements annoncent, à leurs tour, de futurs procès et ainsi de suite… La chronique de l’économie algérienne se confond, de plus en plus, depuis le début de cette année, avec la rubrique des faits divers. Les Algériens, et particulièrement les gestionnaires des secteurs publics et privés confondus, seraient-ils tous devenus des voleurs ? Et au fait, pourquoi n’y a-t-il pas de surfacturations des importations au Maroc ? Pourquoi les Tunisiens ne cherchent-ils pas à nous vendre leur carburant en passant la frontière, la nuit, tous feux éteints ? Pourquoi les Nigériens ne cherchent-ils pas à nous vendre leur farine en trompant la vigilance de leurs douaniers ?
Un mode de gestion archaïque de l’économie algérienne
La réponse, c’est que tous ces trafics ont un point commun, une origine commune. Ce ne sont pas les Algériens qui constituent une espèce d’humanité particulière avec une propension spéciale aux malversations, aux détournements de fonds, ou à la contrebande. C’est le mode de gouvernance de l’économie algérienne qui tend, de plus en plus, à devenir un cas unique au monde.
Si les importateurs, dans une proportion qui semble massive, cherchent à surfacturer le montant des produits qu’ils vendent sur le marché algérien, c’est parce que l’écart entre le taux de change officiel du dinar et le taux de change parallèle dépasse désormais 50 %. Ce « différentiel », qui n’a pas cessé d’augmenter au cours des dernières années, est une formidable incitation à la fraude. Il a été créé par le manque de courage chronique des autorités financières algériennes qui ont réussi la performance de conjuguer, sur une très longue période, la surévaluation du dinar officiel et une démission totale face au développement du marché informel de la devise. Supprimez le différentiel ou réduisez le à moins de 10%, comme c’est le cas chez nos voisins et dans la quasi-totalité des pays africains, et la surfacturation disparaît .
Si le trafic de carburants à nos frontières est devenue l’activité principale de plusieurs milliers de transporteurs, ainsi que le montrait une étude réalisée voici un peu plus de 2 années par…la Banque mondiale, c’est parce que le « différentiel » entre le prix des carburants en Algérie (vendu à un quart de son coût de revient) et chez nos voisins ne cesse d’augmenter et constitue une irrésistible incitation au développement de la contrebande.
Dans tous les cas c’est la gouvernance de l’économie algérienne, fondée sur des méthodes pratiquement inchangées depuis les années 70, qui est le terrain très fertile sur lequel se développe la plupart des formes de criminalité économique qui alimentent aujourd’hui la chronique judiciaire et les colonnes de la presse nationale.
Réformer l’économie ou chercher des boucs émissaires ?
La plupart des commentateurs nationaux n’ont d’ailleurs pas pris garde au fait que la criminalité économique n’est dans le contexte actuel qu’un épiphénomène et que sa médiatisation organisée s’apparente fort à une vaste opération de diversion. La gestion de l’économie fondée sur la surévaluation du dinar et les subventions généralisées étaient encore supportable dans un contexte d’abondance financière. Elle devient « insoutenable » dans une situation de réduction des recettes pétrolières. La criminalité coûte, peut être, quelques milliards de dollars. La déstructuration du système des prix et l’encouragement à l’importation et au gaspillage généralisé coûte, sans aucun doute, des dizaines de milliards de dollars chaque année à l’économie algérienne. Depuis quelques années déjà, la plupart de nos experts et un certain nombre d’hommes politiques nationaux ont vu venir le mur et ont signalé le rapprochement de l’iceberg. Ils disent tous en gros la même chose. Nous avons le choix entre une réforme organisée, progressive et autonome (mais aussi vigoureuse et difficile) de notre économie au cours des six ou sept années qui viennent ou bien la poursuite de la politique actuelle qui nous mène tout droit à la cessation de paiement, à une perte d’indépendance de la décision économique nationale, et à des ajustements économiques brutaux qui conduiront à un appauvrissement généralisé de la population. Le scénario est écrit à l’avance et le film s’annonce déjà comme un remake de celui réalisé dans les années 90, dont le titre était, si je me souviens bien, « la décennie noire ».
Le climat économique et médiatique actuel ressemble à s’y méprendre à celui de la fin des années 80 et du début des années 90. Même système économique à bout de souffle, même ambiance de fin de règne, de règlements de compte et de scandales. Curieusement, la réaction des autorités algériennes dans cette nouvelle situation n’est pas de mettre en œuvre les réformes de l’économie nécessaires pour mettre fin au gaspillage des ressources nationales. Elle consiste, au contraire, à mettre en scène des procès spectaculaires, à designer des boucs émissaires et à renforcer les moyens matériels et humains des services de sécurité… En somme à jouer au gendarme et au voleur.