Lettre d’un cancéreux algérien à ses compatriotes Par Abdou Semmar

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Chers compatriotes. Ça faisait longtemps que je voulais vous écrire. Qui suis-je ? Un être entièrement anonyme. Une ombre dans votre vie. Une simple douleur passagère lorsque mon nom est évoqué dans les colonnes de vos journaux. Je suis en réalité un cancéreux qui vit parmi vous. Oui, un être malade, peut-être mourant, souffrant, un condamné à mort en quelque sorte puisque, je vous le dis franchement, en Algérie, très peu de personnes se soucient de ma survie.

Et qu’est-ce qu’une vie si tout le monde vous considère d’ores et déjà comme un mort à cause d’une maladie que vous n’avez pas choisie, une maladie que vous subissez et qui ronge votre corps sous vos yeux. Je n’ai jamais choisi d’avoir une tête sans cheveux, d’éprouver des douleurs atroces chaque jour, de perdre du poids, de subir des diarrhées, vomissements, d’assister à la diminution dramatique de mes globules blancs. Je n’ai pas choisi de devenir malade pour susciter votre pitié ou quémander votre générosité.

Ça me fait vraiment bizarre de vous écrire, j’avais presque oublié que l’on pouvait parler à ses compatriotes lorsqu’on souffrait d’un cancer. Quand je n’étais pas malade, je ne me souvenais plus que mes compatriotes étaient des êtres comme tous les autres, sensibles, doués de sentiments, de compassion, sachant faire preuve d’abnégation, de don de soi et avec lesquels je pouvais partager mes sentiments, mes souvenirs, mes angoisses… Aujourd’hui, je suis alité, je flirte avec la mort et je sens son parfum dans mon corps. Pourquoi ? Parce que j’attends depuis plus de dix mois une simple séance en radiothérapie. Les mois s’égrènent et ma tumeur dévaste mes cellules, mon organisme et, à petit à petit, elle s’empare de tout mon être. Oui, il aurait été possible de l’arrêter, de la stopper ou de la ralentir, mais cet objectif, il n’est pas possible de l’atteindre lorsque je dois attendre une année pour bénéficier enfin de soins. Toute une année où je suis livré seul, à une douleur atroce, toute une année où je pousse des cris d’orfraie, toute une année où mes yeux explosent de souffrance, où mon cœur n’en peut plus de continuer à battre dans ce corps qui se pourrit de toute part.

Une année pour me soigner, mes compatriotes. Une année pour une simple séance de soin dans un pays où mes dirigeants prennent l’avion pour se rendre dans les hôpitaux français pour une simple consultation de routine. Une année, voire plus quand les appareils de radiothérapie tombent en panne comme par enchantement, pour soulager mes douleurs alors que mes dirigeants sont reçus en grande pompe par les médecins français pour un simple bobo.

Et pendant une année, je pars d’un hôpital à un autre parce que je suis souvent refoulé par des responsables qui me renvoient d’Oran à Alger, de Constantine à Sétif, etc. Et pendant tout ce-temps-là, je vous regarde chaque jour mes compatriotes défiler dans les rues pour notre équipe nationale. Je vois heureux que notre armée vous transporte jusqu’au bout du Soudan pour crier dans un stade de football, je vous vois mobiliser des sommes de devises pour partir au Brésil et faire découvrir aux brésiliennes les charmes de notre pays, je vous vois inquiets pour l’avenir de notre pétrole, angoissés par la méforme de Brahimi et Feghouli, triste parce que Mohanad n’a pas encore fait un autre feuilleton turc, énervé parce que Cheb Mami n’a plus chanté au stade du 5 juillet.

Quant à moi et mes autres 40 mille copains et copines, tous les cancéreux que l’Algérie recense annuellement, personne ne pense à nous. Nous sommes déjà bons pour la morgue. On accepte à peine de nous creuser une tombe dans un cimetière. C’est le seul espace et lieu où notre présence est tolérée.  On aime nous enterrer, mais on ne désire pas nous sauver. Une fois morts, on se retrouve dans les poubelles de votre mémoire. Une année sans soin, des médicaments rares, introuvables et inabordables, des traitements médicaux indisponibles dans les hôpitaux, alités en train d’attendre notre mort, nous perdons notre humanité qui cède sa place à votre égoïsme jupitérien.  Demain ou après-demain, je vais mourir et je laisserai cette Algérie entre vos mains. Ne la traitez pas comme vous m’avez traité. Ne laissez pas votre égoïsme et votre mépris assombrir votre horizon.

Je n’ai pas mérité votre mobilisation citoyenne, ni votre solidarité ni votre colère, ni votre soutien moral ni votre générosité. J’aurais juste aimé que vous m’épargniez votre indifférence. Elle est plus cruelle que ce cancer qui me ronge…