Monsieur le ministre de la pêche et des ressources halieutiques,
Permettez-moi, si vous le voulez bien, une petite mise au point.
Non, vous ne rêvez pas. Je suis une sardine et c’est moi qui vous écrit. J’ai été chargée par l’assemblée générale des sardines de m’adresser à vous. Je sais que nous sommes perçues comme des poissons idiots qui se déplacent en groupe, un peu comme les moutons chez vous, qui ont l’instinct grégaire, qui nourrissent des millions d’humains, qui ne reçoivent aucune reconnaissance en retour et qui revendiquent cependant leur proximité avec le prolétariat. Je n’ai pas été chargée d’aborder avec vous les problèmes politiques mais je prends cette liberté, par fidélité à mes origines et à mon destin.
Vous allez comprendre pourquoi.
Vous avez dû remarquer monsieur le ministre, que nous nous faisons désirer depuis quelques temps en Algérie. Ce n’est pas de notre faute. Nous appartenons aux pêcheurs qui viennent nous chercher et qui actuellement ne nous débarquent pas pour moins de 1000 DA le kg… ce qui fait grosso modo 25 DA la sardine, soit l’équivalent de deux cigarettes blondes ou de deux baguettes et demi. Et quand je pense que pour deux sardines on peut faire une course en taxi dans Alger intra-muros, cela me fait rire, dit comme ça, mais c’est grave pour vos concitoyens.
Mes congénères m’ont chargée de vous dire que nous savons pour ce qui nous concerne, que notre destin est tout tracé. Nées pour donner de l’Oméga 3, nous nous sommes toujours arrangées pour finir entre les mains des habitants des quartiers populaires ; là où on ne nous méprise pas et où on nous mange avec les doigts. Du reste tout le monde sait qu’on ne fréquente pas les mêmes milieux que les rougets, le merlan et autres crevettes et langoustes ; ce que vous appelez les poissons nobles. Nous tenons cependant à préciser que les brevets de noblesse délivrés par les services de votre ministère n’ont rien à voir avec nos origines. Non point que nous soyons mal nées et de facto inéligibles à l’estampe nobiliaire, mais parce que la générosité avec laquelle nous nous multiplions se traduit par une foule astronomique de sardines qui peuple toutes les mers du monde et cela fait de nous les prolétaires de la mer, de la chaire pour baleines mais surtout des protéines pour tous les pauvres du monde. C’est la règle du syllogisme qui impose que tout ce qui est rare est cher. Et comme nous sommes nombreuses nous ne valons pas cher. CQFD.
Mais alors me diriez-vous monsieur le ministre de la pêche et des ressources halieutiques, pourquoi sommes-nous si chères ?
Notre réponse est unanime et simple : il suffit de venir nous chercher comme on le fait du côté d’Agadir ou du golfe de Gabès. Là-bas les chalutiers ne nous laissent pas de répit. De quoi vous dégouter de l’existence. Nos jeunes se font prendre par millions de ce côté-là alors que chez vous on meurt d’ennui et de vieillesse. Ce qui est plus grave encore c’est que les anciens nous ont raconté que nos congénères aimaient tellement vos rivages qu’elles se réjouissaient de finir l’aventure en boîte, même si comme l’avait dit votre poète de Constantine, monsieur Malek Haddad, sans nulle trace de mépris je précise : « plus bêtes encore que les sardines sans tête, dans une boîte qui n’aura jamais les dimensions de l’océan ». Je ne sais pas si vous avez lu les poèmes de ce monsieur, mais il est très fort.
Où en étais-je ? Ah oui ! Vous êtes ministre des ressources halieutiques. J’aimerais être sûre que vos coreligionnaires savent que cela signifie qu’il faut non seulement apprendre à pécher, à réparer les moteurs, à naviguer, mais aussi à préserver les espèces et à créer des centres d’élevage. Pas tout à fait comme pour les poulets, parce que les poissons ont besoin d’espace. Je ne parle pas pour les sardines, parce que nous, on aime faire la fête, on a les mers et les océans pour nous, on se multiplie tellement, qu’on est heureuses partout. ON ne nous élève pas dans des parcs aquacoles, on ne nous donne pas à manger. On se débrouille toutes seules. Par contre il faut des centres d’élevage pour les poissons que vous appelez nobles, comme la daurade, le saumon, le bar etc…
Il n’y a pas de bourgeois chez nous. Il n’y a que des prolos. Pardon pour la trivialité mais c’est la réalité et nous sommes fières de participer à nourrir les pauvres, les misérables, les baleines, les phoques, les otaries et les dauphins, les ouvriers sur les chantiers et même les marins en pleine mer.
Nous sommes fières de distribuer du bonheur sous forme de protéines et d’oméga 3 à tous les travailleurs du monde et à tous les prolétaires. Alors, monsieur le ministre, dites-le bien aux Algériens et aux Algériennes, que tant qu’à faire et puisque on est condamnés à mourir, on préfère le faire en fanfare bien entendu et qu’on aimerait bien mourir chez vous. Autant alors mourir dans une ambiance de fête, enrobées d’ail, de tomate, de cumin, de sel, de poivre, en escabèche, en beignets, ou frites ou grillées.
Alors pourquoi priver ces familles des bas quartiers de ce seul plaisir qui leur reste. Entretenez vos chalutiers, formez vos pêcheurs, draguez vos ports, préparez vos casiers, lâchez vos filets, éloignez les spéculateurs, et laisser venir à nous vos hommes vos femmes et vos enfants puisque semble-t-il, c’est l’un des rares plaisirs qu’ils peuvent encore s’offrir dans un pays où tout est devenu tellement problématique.
Pardonnez-moi monsieur le ministre d’avoir pris de votre temps et d’avoir peut-être été arrogante par quelques allusions, mais nous n’avions aucune solution de rechange pour dire à vos administrés que s’ils sont privés de notre présence c’est en partie à cause de votre administration mais c’est surtout à cause de toute cette mafia de la pêche pour laquelle nous éprouvons le plus grand mépris.
Votre dévouée
La déléguée des sardines.