Le constat est terrible. Les sociétés musulmanes sont au bord de la déflagration parce que leurs jeunesses n’en peuvent plus de végéter depuis que les portes de l’ijtihad (effort sanctifié d’interprétation) ont été verrouillées par les quatre écoles jurisprudentielles de l’Islam. L’Islam s’est momifié et les rares tentatives de réforme ont été vite écartées. Régis Debray y faisait allusion en écrivant que « l’Islam a eu sa renaissance avant d’avoir son Moyen-âge. »
Les jeunes musulmans ne peuvent plus se contenter de voir passer le train de l’histoire sans pouvoir y accéder ni prendre leurs parts dans le progrès universel. Ils piaffent. Ils ont besoin de réponses.
Dans nos pays, l’Islam est de plus en plus identifié à un code de procédure pénale
L’absence de liberté et d’échange avec l’Extérieur, l’arrivée par effraction d’un « Islam » réducteur et inquiétant, et l’inceste culturel consécutif à un enfermement généralisé dans les pays arabo-musulmans, constituent une ensemble d’ingrédients dont personne aujourd’hui ne peut prévoir les conséquences. On a étouffé la raison et on a laissé faire. Le résultat est là. Comme disait Aragon : « quand les hérétiques sont si nombreux, il convient de s’interroger sur l’orthodoxie ». Autrement dit quand plus personne ne dit l’Islam, les hérétiques débarquent et en prennent à leur aise. Nous en avons déjà un avant-goût tragique avec Al Qaida, Aqmi, Daesch. Il s’agit pour tous ces néo-bédouins, nostalgiques d’un passé fantasmé et d’un avenir qui l’est tout autant, de mettre l’islam en quarantaine pour mieux le protéger des dangers de l’Occident ; disent-ils.
Dans nos pays, l’Islam est de plus en plus identifié à un code de procédure pénale, et les musulmans sont contraints de naviguer entre le halal et le haram, et soumis à une espèce de quiz quotidien sur le « yajouz » et « layajouz » qui réduirait le message coranique à une approche binaire faite de questions et réponses et de laquelle serait exclu tout effort d’analyse et de réflexion. Il n’y a plus d’espace pour la spiritualité, l’approfondissement de la foi et la réflexion métaphysique. Le sexe et l’alcool, voilà les ennemis. Tout le reste est négociable puisqu’on s’accommode volontiers de l’éclosion brutale de fortunes aussi louches qu’inconsidérées, de la dilapidation au grand jour des deniers publics et qu’on détourne des sommes colossales à tour de bras. Les gens ont fini par se dire que, puisque le grand patron des hydrocarbures détourne des milliards et fait un bras d’honneur à tout le pays en le quittant par le salon du même nom, c’est qu’il y a un sérieux problème de gouvernance et qu’une chatte n’y retrouverait pas ses petits. Le mot « corruption » n’est plus tabou, l’argent devient roi.
A tel point qu’on passe pour idiot quand on n’est pas corrupteur et pour crétin quand on n’est pas corrompu.
Cette dérive des mœurs sociales et politiques et ce retour du religieux dans sa forme la plus déviante et la plus dangereuse et qui mettent en péril la société musulmane, nous interpellent et requièrent toute notre attention. L’Algérie dont l’histoire et le combat héroïque pour son indépendance ont forcé l’admiration du monde, ne mérite pas d’être reléguée au rang des pays perdus et de passer par pertes et profits à cause des marchands du Temple et de dirigeants véreux.
Trois leviers essentiels contribuent au destin de notre société. Le Pouvoir politique, l’instituteur et l’imam.
Il suffit d’une défaillance de l’un des trois facteurs pour mettre en péril l’ensemble de l’édifice. C’est écrit dans le hadith : « Les croyants, dans leur affection mutuelle, dans leur compassion les uns envers les autres et dans leur bienveillance, sont comme un corps. Si un de ses membres souffre, c’est tout le corps qui se solidarise par la veille et la fièvre » : Sahih Muslim n°2586
LE POUVOIR POLITIQUE
Le pouvoir politique, l’instituteur et l’imam ainsi que leurs relais doivent former à eux trois une véritable chaîne de production de citoyenneté. Les hauts dirigeants ne peuvent être crédibles que par l’exemplarité de leur conduite personnelle qui transparait nécessairement dans celle des affaires du pays. Ils servent de référent et doivent être irréprochables dans la gestion quotidienne de la vie des citoyens et dans la préparation de leur avenir. Leur mission ne peut réussir sans le relais de l’instituteur et du citoyen ; le rôle des parents, pour essentiel qu’il soit, reste forcément conditionné par la référence à l’exemplarité des dirigeants. Lorsque le responsable d’une grande société publique est pris la main dans le sac, en compagnie de ses propres enfants, il y a de quoi désespérer les meilleurs éducateurs et les imams les plus compétents. Le dévoiement du père et celui de ses enfants sont la preuve de la faillite de cette chaîne de production de citoyenneté. Comment y remédier ?
L’INSTITUTEUR
Lorsque la maladie est complexe, que le mal est profond et qu’il n’existe pas de remède efficace, on a tout à gagner à faire de la prévention en attendant des jours meilleurs. Pour sauver le pays, il faut sauver sa jeunesse. Cela commence à l’école dès la petite enfance par l’éducation, l’apprentissage du civisme et le savoir dans ce qu’il contient d’universel, d’humaniste et de progressiste. La stature de l’instituteur dans l’imaginaire collectif, considéré comme un pilier essentiel de l’édifice, s’est étiolée par négligence du Pouvoir politique. L’instituteur doit retrouver son lustre et sa stature de commandeur. Cela passe par la revalorisation du métier d’enseignant et par la sacralisation de son rôle dans la transmission des valeurs de l’islam et de l’éducation à la citoyenneté. C’est à ces conditions qu’il pourra être protégé contre toute tentative de corruption et de dénaturation de sa mission.
L’IMAM
L’imam est l’éducateur des adultes au même titre que l’instituteur l’est pour leurs enfants. La formation permanente, c’est lui.
La nécessaire concomitance de son rôle n’est plus à démontrer. Les valeurs morales, la prise de conscience de la responsabilité collective, les notions de bien et de mal, le dialogue entre la foi et de la raison, la cohabitation avec les autres cultures et les autres traditions, la prise de distance par rapport au pouvoir temporel, l’enseignement de la fraternité et de la solidarité et surtout la condamnation sans faille de l’enrichissement illicite et des petits arrangements avec la morale, constituent l’essentiel de sa vocation.
La moindre défaillance aura, par effet de dominos, des répercussions négatives irréversibles pouvant aller jusqu’à l’effondrement du système global mis en place et dont nous avons aujourd’hui plus qu’un avant-goût.
Comment faire pour re-créer aujourd’hui une telle dynamique dans les conditions les plus harmonieuses entre ces trois leviers – les Pouvoirs publics, l’instituteur et l’imam – ? Telle est la question qui nous est posée aujourd’hui et dont la réponse nous renvoie inévitablement à la volonté du Pouvoir politique. Le serpent qui se mord la queue ? Oui ! Existe-t-il d’autres solutions ? Probablement ! Mais elles ne pourront faire l’économie d’une remise à plat générale et de la mobilisation de ces trois leviers dont le fonctionnement harmonieux produira à terme des citoyens rompus à l’exercice démocratique et au sens du devoir et de la responsabilité.
Aziz Benyahia