Ma vie d’algérien. Assis sur un banc face au mur. J’avais dix huit ans quand j’ai vu, avec mes yeux et pas avec les yeux de la rumeur, un militaire algérien, armer posément son pistolet, charger lentement, viser et tirer sur un civil. C’était en 88 octobre.
A Mostaganem. J’avais 18 ans exactement. J’étais arrivé à la ville, mu par la curiosité mais aussi par la colère, l’envie d’en découdre, de refuser, casser, exploser. Parce que j’étouffais. Ensuite ce fut la panique. On courait dans tous les sens. Un adulte est venu m’agripper par derrière pour se servir de moi comme bouclier. Contre les balles perdues. Je l’ai repoussé. J’ai donné la main à une vieille femme qui me protégea en me faisant traverser. J’avais dix huit ans. Et depuis, ma vie est volée et je ne fais pas confiance et ma mère est la colère.
Ensuite cela a duré les meilleures années de ma vie. Entre vingt et trente ans, l’âge où l’on aime, s’éveille, voyage, crée, et désire, ce fut la guerre civile. Je fus un cadavre avec des yeux inquiets. Je me souviens de ce jour où, entre Mosta et Arzew, on a été obligé de descendre du bus, main sur la tête, face à des militaires et des gardes communaux en colère contre le froid, et cela m’a rappelé les films sur la guerre de libération. Et je me suis dis que rien n’a changé finalement. Sauf les prénoms. La colonisation a 99 noms en Algérie. Et l’humiliation aussi.
Entre vingt et trente ans, je n’étais pas vivant. J’ai subi. J’ai eu peur. C’était la guerre et le gris. J’étais comme mes ancêtres, mis en joue, mains levées sur la tête, silencieux et attendant que cela passe. Le plus bel âge de ma vie m’a été volé par le terrorisme et l’anti-terrorisme. Par la racaille islamiste et par ceux qui ont profité de cette guerre. Je ne pouvais pas aimer ou voyager. Admirer l’arbre ou la route. J’étais enfermé.
Puis la guerre a été achevée. Sur mon dos. Je me suis retrouvé entre 30 et 40 ans à sortir de cette guerre en rampant pour chercher un logement et des enfants. Il y a eu la réconciliation mais personne ne ma demandé pardon pour le plus bel âge de ma vie volée. Personne ne s’est inquiété. Je me suis retrouvé dans un monde étrange où le FIS a gagné, le régime a gagné et c’était moi qui avait perdu dix ans. J’avais mal au corps, les gens me disaient qu’il fallait prier et me laver les os, je devais me sentir coupable, les femmes que j’aimais étaient toutes voilées et les mosquées poussaient à la place des fleurs et des fusées.
Entre les 30 ans et mes 40 ans, j’étais au Pakistan. En Afghanistan. En Absurdistan. Je ne comprenais pas. Le pays avait changé. J’avais plus d’espoir durant la guerre qu’après elle. J’errais et je ne comprenais pas. Des assassins étaient relâchées et accueillis avec des dattes et du lait et des mangeurs de casse-croûte durant le ramadan étaient pourchassés. La police était devenue celle de la charia et de l’oisiveté. On surveillait la nudité et la liberté. On tournait en rond. Des années plus tard, Sellal viendra tendre encore la main, hier, aux terroristes et la police viendra frapper et traîner sur le sol des gens qui demandaient la liberté, le même jour. Dans le même pays. Le FIS avait gagné. Bouteflika avait traversé son désert et nous l’a apporté avec lui.
Puis j’ai eu quarante ans. Et là, j’étais encore cambriolé. Apres les émeutes, la guerre civile, la talibanisation, j’étais tué parce qu’on tuait le temps. Je n’étais pas né et j’étais mort. Bouteflika était là. Lui, son frère, ses clients, ses gens, ses serviteurs, ses hommes de mains et de pieds et moi j’étais déjà âgé mais je ne servais à rien. J’avais des chaussures mais pas de route. Je pensais puis je regardais la mer comme une porte. Il n’y a avait pas d’issue. Avant 70 ans on est un mort en Algérie. J’allais mourir sans avoir touché la terre, sans avoir rêvé, sans avoir été élu par un peuple ou un cœur. J’allais disparaître sans avoir possédé un pays. Le monde se soulevait et moi je rampais. C’était le mur d’avant 88. Rien n’avait changé. Je ressentais le même étouffement. La même colère. Je voyais la même matraque du policier qui jubilait de frapper un lettré et qui reculait quand il avait en face de lui un voyou des stades. Je tournais en rond avec mon désir et ma vie. J’étais furieux et vidé et rien n’avait changé. De Messadia à Saidani. De Bouteflika à Bouteflika.
Un mort me gouvernait et j’étais son cadavre. Bouteflika m’a tuer. Rien n’a changé sauf que j’ai vieilli, je n’ai pas vécu, je n’ai pas ris et je n’ai pas crié et le monde est étroit et mes chaussures sont mes ennemis. Rien. C’est ma vie d’algérien. Je suis né, j’ai vu puis j’ai crevé et j’ai vieilli et Bouteflika a rajeuni, a grimpé, s’est imposé, a été voté puis élu.
Le meilleur âge de ma vie, je l’ai passé à attendre que ma vie commence enfin.
Je suis en colère. Tout le temps. Comme en 88. Sauf que j’ai perdu les meilleures années de ma vie.