C’était un certain juillet 2010. J’avais à l’époque 25 ans. Je n’étais pas le père que je suis aujourd’hui. Je travaillais comme journaliste à la Tribune, le quotidien algérien. Juste après la liesse de la première Coupe du monde africaine, organisée en Afrique du Sud, et pour laquelle l’Algérie s’était qualifiée à la suite d’une hallucinante guéguerre sportive et médiatique contre l’Egypte. J’i été désigné pour partir à Kampala, en Ouganda, pour couvrir la 15e session ordinaire de la conférence des Chefs d’État et de gouvernements de l’Union africaine.
A 25 ans, j’allais me retrouver aux côtés de tous les Chefs d’État et dirigeants africains. De Jacod Zuma à Abdoulaye Wade, en passant par Goodluck Jonathan. J’ai vu défiler devant mes yeux les personnalités les plus influentes du continent africain. Détestées ou admirées, contestées ou soutenues par leurs opinions publiques, vilipendées ou glorifiées, ces personnalités se distinguaient toutes les unes des autres par un étrange code de conduite. A chaque dirigeant, un protocole, une façon de parler, une manière de traiter avec la presse. Chacun d’entre eux voulait imposer sa carrure, son style pour tenter de peser sur le cours l’histoire. Marquer son époque est l’ambition insatiable d’un dirigeant politique africain. Je l’ai vu de mes propres yeux. Je l’ai senti avec mes tripes.
Mais l’Histoire, pour moi en tout cas, c’était sans doute Abdelaziz Bouteflika. Le jeune homme que j’étais a côtoyé celui qui présidait aux destinées de son propre pays. En 2010, Bouteflika avait déjà instauré sa mainmise sur le pays en décidant d’enchaîner avec un troisième mandat sans nous consulter, nous les Algériens, au sujet de cette révision constitutionnelle. L’homme avec lequel j’ai voyagé a décidé tout seul, au mépris de la limitation des mandats promulguée par notre défunte Constitution, de conserver les rênes de notre pays. Difficile de ne pas repenser à cet arbitraire quand j’étais monté à bord de l’avion présidentiel.
Mais au nom de la sacro-sainte objectivité journalistique, je devais laisser toutes ces considérations de côté. Le journalisme m’obligeait à oublier ma révolte, ma colère. Mais la fascination demeurait. Pendant ces six heures de vol pour rallier Kampala, j’avais découvert l’autre facette de ce Abdelaziz Bouteflika. Son avion, l’avion présidentiel, était fait à sa mesure. Un salon doré, scintillant où le luxe rivalise avec l’élégance. Un avion immense, confortable. Bref, un concentré d’égocentrisme puisqu’on pouvait même visionner des documentaires et des films qui parlent aussi de… Bouteflika!
C’est durant ce voyage que j’ai pu voir le film Carlos, où Abdelaziz Bouteflika est représenté à l’écran pendant de nombreuses séquences. Carlos avait, en effet, fait une escale inoubliable à Alger juste après la prise d’otages du siège de l’OPEP à Vienne en décembre 1975. Le film immortalisait un certain Abdelaziz Bouteflika, alors ministre des Affaires étrangères, qui a négocié avec le terroriste le plus recherché de cette époque avec un cigare à la main et dans une ambiance décontractée. Bluffant! Oui, Bluffant comme fut ce Bouteflika de 2010 qui ne s’adressait jamais aux journalistes de son pays. Personne d’entre nous n’a pu lui poser ne serait-ce qu’une petite question. Entre moi, le jeune journaliste, et le Président de la République, il y avait constamment ce mur dressé par des gardes du corps aux aguets.
Oui, moi, le jeune journaliste algérien, j’ai pu facilement approcher Jacob Zuma le Sud-Africain ou Meles Zenawi, l’ex Premier ministre de l’Ethiopie. Mais je n’ai jamais eu le droit d’adresser un seul mot à mon propre Président. En vérité, il ne m’était pas possible de formuler le vœu d’interviewer celui qui dit vouloir développer le pays où je vis et où je suis né. Un cloisonnement total. Des journalistes étrangers m’avaient confié que même le Pape était plus abordable…
A cette époque, Bouteflika n’était pas malade. En tout cas, rien de patent. Il marchait, il souriait, il sillonnait les allées du Palais où se tenait ce sommet avec bonhomie. Mais, dans sa démarche, dans son attitude, dans ses gestes, il n’y avait rien de commun avec les autres dirigeants africains. Il n’était ni loufoque comme Kadhafi, ni rigolo comme Wade, ni effrayant comme Yoweri Museveni. Bouteflika, était et demeure spécial. Un homme qui rappelait à tout le monde qu’il était le parrain de ce gotha africain. Oui, je me souviens très bien combien de fois il s’enfermait dans sa chambre pour recevoir et accorder en audiences des dignitaires étrangers. L’Afrique tout entière passait par les appartements de monsieur Bouteflika pour demander conseil, s’entretenir au sujet des questions régionales, etc.
Bouteflika lisait uniquement des messages. Il ne faisait aucune déclaration publique à la presse. Il n’aimait pas courir derrière les caméras. Il faisait courir les caméras. Il ne cherchait pas à comprendre l’Afrique avec les autres présidents. Ce sont les autres dirigeants qui venaient le voir pour pouvoir comprendre cette Afrique et ses enjeux politiques que, lui, connait depuis l’âge de 24 ans. Bouteflika, cet homme, le fils de mon pays, ne se contentait pas d’être un Président. Non ! Il voulait plus. Il désirait plus. Je le voyais dans ses regards, à travers son pas, quand il marchait à côté des autres dirigeants africains. Non, lui ne se considérait pas comme un simple président. Il ne se comportait jamais comme s’il devait partir un jour. Tout dans ce voyage présidentiel a été géré de manière verticale. Lui décidait d’en haut et nous exécutions en bas. Le même schéma était reproduit avec ses pairs africains. A la fin de ce voyage, en retrouvant la piste de l’aéroport Houari Boumediene et son salon d’honneur, j’avais compris, oui compris, que cet homme est un homme affamé de pouvoir, de prestige et de gloire. Un homme qui se voyait comme un grand acteur de l’histoire de sa nation. Un homme qui ne lâcherait jamais le pouvoir parce qu’il s’identifiait tout bonnement à lui…