La tartuferie érigée en règle de conduite et en norme sociale. C’est la leçon que nous apprend Ennahar TV, cette nouvelle chaîne de télévision qui découvre la prostitution estudiantine. Elle ose en parler. Officiellement, elle veut briser un tabou. Soit ! Mais ce fléau n’a jamais réellement constitué un tabou au sens médiatique du terme. Les reportages et enquêtes sur les réseaux de prostitution estudiantine n’ont jamais fait défaut dans les colonnes de la presse algérienne.
Une presse écrite qui en a parlé ouvertement avec témoignages et photos à l’appui. Ceci dit, la télévision a certainement un autre poids. Filmer des étudiantes, les faire parler et les laisser s’exprimer sur « leur sexualité vénale » provoque davantage de réactions et suscite plus fortement la polémique. Une polémique qui ne se transforme jamais en un débat sérieux et constructif car, comme à leur habitude, les algériens préfèrent la vindicte, l’insulte, les empoignades au dialogue fondé sur les échanges d’idées et le partage des expériences. L’ignorance engendre la tartuferie. Celle-ci bouscule toutes les valeurs et aveugle les esprits. D’abord, la prostitution estudiantine n’est guère en soi un phénomène endémique ou un fait de société ravageur. Elle a toujours existé et ses proportions n’ont jamais réellement été alarmantes. Dans le cas contraire, la société algérienne n’aurait pas attendu qu’Ennahar TV diffuse un reportage pour qu’elle nous sorte de ses tripes toute sa rage venimeuse. Mais dans une société de tartufes, un simple baiser suffit aux pudibonds pour crier au scandale pornographique. Ennahar TV n’a, en fait, pas révélé les dessous de la prostitution estudiantine. Elle a juste médiatisé des clichés, des caricatures méchantes et un procès d’intention simpliste et immoral.
Que des étudiantes se prostituent, cela interpelle naturellement et mérite de faire l’objet d’une enquête journalistique. Cependant, il n’y a rien de journalistique de tirer des conclusions sur toutes les cités universitaires où les étudiantes algériennes sont hébergées dans des conditions infâmes et humiliantes. Toutes nos cités universitaires ne sont pas des « foutoirs ». Toutes nos étudiantes ne sont pas des « putes ». L’enquête d’Ennahar manque cruellement de nuances. Est-cela qui a choqué les algériens lesquels ont été nombreux à avoir réagi violemment à ce reportage ? Pas si sûr. Ce n’est même pas la médiatisation de la prostitution qui cause problème et dérange les esprits. Le problème, le vrai, se situe ailleurs. Il se cache dans les entraves de cette diabolisation outrancière de nos étudiantes qui quittent leurs domiciles familiaux pour se rendre, traversant des centaines de kilomètres pour beaucoup d’entre-elles, dans des résidences universitaires dépourvues, souvent, du moindre confort matériel.
Une fille qui s’émancipe, qui quitte sa famille, part étudier loin de chez elle et échappe au pouvoir patriarcal. Voila la réalité qu’épingle implicitement cette enquête journalistique. Un conditionnement idéologique qui a été initié depuis de nombreuses années par une certaine presse arabophone proche des cercles islamistes rétrogrades. Ce n’est pas la première fois qu’un reportage, un article, un écrit, une enquête, tente de noircir l’image de ces étudiantes esseulées dans leurs chambres universitaires. Une simple revue de presse qui ausculte les derniers reportages publiés sur ce sujet laisse entrevoir tout un processus de diabolisation de ces algériennes insoumises, qui demandent le savoir et la liberté. Et pourtant, toute cette production journalistique n’a jamais provoqué le dégoût ou la colère de ces Algériens soi-disant choqués aujourd’hui par le reportage d’Ennahar TV.
Et pour cause, ces derniers sont surtout révoltés par ce crime de lèse-majesté où une étudiante apprend, critique, sort et explore son pays sans demander l’autorisation de quiconque. Dans une société phallocrate où les dominateurs sont dominés par leur domination, cela demeure une conduite irrévérencieuse. Qu’une fille se prostitue, ce n’est guère nouveau ni choquant puisqu’on le voit chaque jour ce fléau dans les cabarets d’Oran ou de Béjaïa, les hôtels de luxe ou les complexes fréquentés par la nomenklatura et sa descendance ainsi que la nouvelle bourgeoisie née dans les entrailles de l’économie informelle algérienne. Des filles qui couchent pour de l’argent, c’est une réalité à laquelle les Algériens consentent lorsque celle-ci leur permet d’évacuer leur frustration sexuelle. Mais qu’une étudiante échappe au contrôle parental, ose quitter son chez-soi, parte étudier, acquiert un savoir pour déconstruire le système qui fait d’elle un éternel être mineur, ah cette réalité, oui c’est bien celle-ci, n’est pas acceptable pour nos phallocrates.
Et comme la tartuferie est une seconde nature chez ces gens-là, on ne va pas jusqu’à affirmer ouvertement qu’il n’est pas bon pour une femme de quitter sa famille afin d’aller étudier à l’université. On préfère parler de prostituées, de filles légères, de violations des préceptes de l’Islam et d’atteinte à la morale. Agiter le spectre de la prostitution pour verrouiller encore les espaces de liberté conquis par les algériennes, la stratégie est certes vieille, mais terriblement efficace. Ne laissez pas vos filles partir étudier loin et résider dans une cité universitaire, elles risquent de devenir des maudites prostituées, le voila au final le message subliminal de cette enquête journalistique. Et qu’on le veuille l’accepter ou pas, ce reportage reflète parfaitement un certain état d’esprit de notre société qui se noie toujours dans ses contradictions. Fort heureusement, certaines de nos brillantes étudiantes ont su répondre à cette attaque en règle contre leur dignité et leur liberté. Elles sont sorties manifester dans la rue, monté au créneau et ont pris la plume pour dénoncer cette hypocrisie et se défendre contre ses tentacules.
« Ni putes ni soumises », mais simplement étudiantes… C’est certainement plus qu’un slogan. C’est d’abord, et surtout, un acte d’engagement contre le processus d’asservissement de la femme algérienne qui trouve un terrain à défricher dans l’inconscient de nos médias et certaines de nos télévisions privées…