En Algérie, le méchant absolu a toujours été le régime. Le responsable de tous les maux du pays, de ses dysfonctionnements et de ses misères, a toujours été ce « régime mafieux ». Si nous sommes sous-développés, corrompus, injustes avec les pauvres et les faibles, c’est à cause du régime. Le régime, premier responsable et ultime coupable.
Et pourtant, la réalité sociale de notre quotidien prouve que ce manichéisme n’a plus aucun sens. Le régime vermoulu n’est pas à lui-seul à l’origine de toutes les défaillances de notre société. Notre rythme de vie, notre manière de voir le monde, notre façon de concevoir la réalité, notre mode gestion des rapports sociaux, nos réactions à l’autre expliquent aussi ce sous-développement endémique dont nous sommes victimes depuis des années. Il est toujours difficile pour une société de reconnaître ses torts ou ses dérèglements. Il est toujours compliqué pour un groupe humain d’affronter les vents du changement sans se recroqueviller sur lui-même. Mais la société algérienne continue de magnifier ses traditions et son modèle socio-culturel sans remettre en cause les mécanismes archaïques qui les régissent.
Parlons-en justement. L’office National des Statistiques (ONS), un organisme gouvernemental, a pondu une enquête sociologique passée sous silence. Une enquête qui nous apprend que les Algériens aiment par dessus tout dormir. Ils travaillent uniquement 6 heures et 30 minutes par jour, et étudient à peine pendant 5 heures et 8 minutes. Le reste de leur temps est occupé par les activités sociales et les tâches ménagères. Dormir et faire le ménage, voici la vie quotidienne des Algériens en 2014. Naturellement, pendant que les hommes dorment, les femmes font le ménage. Les résultats de l’enquête de l’ONS prouvent tout bonnement que les travaux ménagers sont effectués par plus de 9 femmes sur 10, qui y consacrent plus de 4 heures par jour, alors que les hommes consacrent à ces mêmes tâches 1 heure 36 minutes en moyenne. Trois femmes sur quatre effectuent également des travaux ménagers auxquels elles consacrent en moyenne 2 heures et 16 minutes quotidiennement, alors que les courses et la gestion des ménages (paiement des factures) concerne moins d’un homme sur trois, indique encore cette enquête.
Pour beaucoup d’Algériens, cette enquête revêt uniquement un caractère anecdotique. Après tout, en Algérie, tout le monde sait qu’on aime dormir, ne pas travailler, et laisser les femmes faire les courses et le ménage. Est-ce un scandale ? Dans l’esprit des Algériens, certainement pas. Faut-il s’en indigner ? Tout dépend de la perspective dans laquelle on s’inscrit car en réalité, oui, cette enquête suscite l’indignation. En 2014, notre pays continue de fonctionner avec un modèle social arriéré. Arriéré parce qu’il ne permet nullement au mérite de s’ériger en valeur. Dans un pays où le sommeil est la principale activité des habitants, le travail ne peut être apprécié à sa juste valeur. Et ce n’est pas la réalité quotidienne qui peut nous contredire. Dans un pays où on travaille peu, où on étudie peu, le développement n’est pas au rendez-vous. Une lapalissade que tout le monde peut comprendre. Mais un pays où la distinction entre l’homme et la femme se détermine toujours dans la cuisine, le salon et la chambre à coucher, est un pays qui ne progresse pas. Papa dans le marché, maman dans la cuisine, la vieille caricature propagée dans nos livres scolaires continue de régir nos rapports sociaux. Pas de temps pour les loisirs, la lecture, le sport, pas d’intérêt pour tout ce qui développe l’épanouissement de soi. Non le plus important pour un Algérien ordinaire – même si certains font heureusement figure d’exception – est de dormir et voir sa femme faire le ménage et la cuisine. Un fantasme qui défie toute modernité.
Que faire dès lors d’un pays où papa fait dodo et maman fait toujours le ménage ? Presque rien. Un tel pays ne peut comprendre que l’émancipation de l’individu est une clé pour dominer le monde et le façonner selon ses désirs. Un tel pays ne peut comprendre que la vie est plus précieuse que ce sommeil profond qui plonge nos villes dans la paralysie. Un tel pays ne peut comprendre que la femme peut davantage apporter à la société que quelques bons plats de cuisine. Un tel pays ne peut comprendre que le développement d’un pays est d’abord une affaire d’un individu épanoui et en phase avec les évolutions modernes.
Oui, le régime est certainement responsable de ce panorama triste de notre société. Il en profite aisément pour se maintenir encore longtemps. La démocratie demande l’effort, le travail et une conscience éveillée. Une société de sommeil et de travaux ménager n’est pas capable de penser le changement ou la démocratie. Il faudra donc penser à changer la société tout en pensant au changement du régime.