Cela s’est passé jeudi 29 janvier 2015. Un ami d’Alger m’a suggéré d’assister à une conférence sur le thème de « l’Emir Abdelkader et la franc-maçonnerie », donnée par monsieur Slimane Benaziez au musée national des beaux-arts d’Alger. Je ne connaissais pas le conférencier et, je dois l’avouer, j’avais une certaine appréhension à l’idée d’assister à un échange sur un thème inattendu et un peu hors du temps. L’hésitation est compréhensible quand on est habitué par la force des choses et la tristesse des journées, à supporter les sempiternels soupirs sur la médiocrité du quotidien, la pauvreté du débat d’idées et le rétrécissement de plus en plus angoissant de l’horizon culturel.
L’idée m’avait paru surréaliste, le thème audacieux et le lieu inattendu.
Surréaliste ; l’idée l’était assurément. C’était le moins que l’on puisse objecter, puisqu’en même temps, les journaux nous apprenaient que des aigrefins avaient importés par conteneurs des gravats de l’Etranger, qu’était signalée la saisie de 33 520 comprimés de Viagra à El Oued ; alors que les médias relayaient la victoire sur le Sénégal, beaucoup plus déterminante apparemment que le gaz de schiste. L’intrusion de l’Emir Abdelkader et de sa relation avec la franc-maçonnerie, rendait l’actualité encore plus surréaliste. L’initiative de la conférence exprimait certainement le désespoir d’une intelligence nationale qui ne sait plus quoi faire pour sauvegarder son patrimoine culturel et témoigner ainsi de l’apport du pays aux débats du monde.
La bibliothèque Rachid Bourouiba, avec ses rayonnages art déco et tapissée de toiles de Baya, pouvait à peine contenir une centaine de personnes dans l’intimité chaleureuse de vieux livres sentant le maroquin de l’époque ; seul matériau d’alors à prétendre garder le savoir et la connaissance. Il suffisait d’y être pour deviner les promesses d’intelligence au milieu d’un auditoire assez âgé et où la seule présence de nombreuses femmes non bâchées signifiait que rien n’était perdu et que tous les espoirs d’échapper à la morosité et au machisme ambiants restaient permis. A les voir ainsi attentives, prenant des notes on intervenant au milieu des hommes et de quelques jeunes gens, je ne pouvais que mieux apprécier la chance de pouvoir témoigner que chez moi, chez nous, on pouvait encore entendre un conférencier, et débattre ensuite, sans renverser la table ni éructer des noms d’oiseaux ; et que la femme n’avait rien à prouver pour forcer le respect et reprendre toute sa place.
Le lieu était inattendu et le thème audacieux.
Pour beaucoup d’entre nous, l’Emir Abdelkader reprenait vie par la magie des propos d’un savant homme, survolant des siècles de voyages de l’esprit et de la connaissance entre l’Orient et l’Occident. Cet après-midi là, il nous a fait découvrir de mémoire et à grands renforts de témoignages, d’anecdotes et de références historiques, l’homme de lettres, le poète, le chef d’état, le guerrier, le cavalier, l’esprit chevaleresque (la fouroussya), et surtout l’homme mystique ; un grand soufi digne fils de Muhieddine son père et d’Ibn Arabi son maître de Murcia et grand témoin des lumières. Peu importe que les francs-maçons aient tout fait, jusqu’au fantasme bricolé, pour mériter sa compagnie. Homme de dialogue et de tradition, il ne refusa pas de parler avec eux de fraternité et de valeurs humanistes. Il ne pouvait mieux relayer l’enseignement du Coran par la virtuosité de sa maîtrise du « dhahir » et du « batin », du sens apparent et du sens caché, pour mieux cheminer sur la voie de la Vérité. Pour les uns, ce fut une découverte, pour d’autres une somme de questions sur tout ce temps perdu sans la compagnie de l’Emir et pour d’autres enfin, les prémices du probable retour de l’enfant prodige dans la mémoire des parents et dans les manuels à l’usage des écoliers. On se réjouit d’y croire grâce à quelques admirateurs têtus, et forcément habités par l’espoir de voir un jour renaître le pays, et rassembler ses enfants éparpillés par le vent de la bêtise, le béotisme de ses chefs et la dévotion dévoyée par de récents et dangereux visiteurs.
Dans cette salle hors du temps, il n’y avait ni cocktails, ni petits fours, ni étiquette, ni serveurs, mais bien quelques gâteaux faits maison, du café et du thé, et beaucoup de sourire et de fraternité, comme dans une famille fêtant le retour d’un grand voyageur. L’Emir était parmi nous. Ce fut un moment dérobé au vide du présent et à la mémoire oubliée grâce encore une fois à la complicité de quelques fous audacieux qui méritent notre admiration et notre reconnaissance.
Chacun voulait interroger, partager, connaître. Personne ne voulait partir ; comme pour prolonger un moment hors du temps et du tumulte du dehors. On aimerait se revoir, se reparler, se dire comme en catharsis, que tout est encore possible, que tout peut revenir, qu’on peut encore réapprendre à se parler et à débattre, rapatrier Arkoun et saint-Augustin, pour se convaincre que rien n’est perdu et que l’amour des belles lettres, de l’art et du beau ne se perd jamais. Un peu comme le vélo ou les chants de nos ancêtres. Surréaliste, vous dis-je.
Aziz Benyahia