Chronique/ Priorité à la Grande Mosquée Par Aziz Benyahia

Redaction

 

« Moi, ça fait 13 ans que j’attends un appartement. On m’a dit que j’aurai un trois pièces fin décembre, in chaa Allah. Et ce sont des milliers de familles qui attendent comme moi depuis des années. Je ne comprends pas ». C’est un voisin qui a lu dans la presse comme moi, que le gouvernement vient d’embaucher 1500 ouvriers en plus pour accélérer le chantier de la grande mosquée. Il n’a pas osé aller plus loin dans son commentaire. Voisin d’accord, mais sait-on jamais ?

C’est un bon père de famille. Trois enfants, sa mère et deux sœurs à charge. Bon père de famille, respecté et estimé dans le quartier. Tranquille, quoi ! Je n’allais pas lui raconter que Dieu aime tellement les grandes mosquées qu’il à hâte que celle d’Alger se termine et qu’il puisse enfin entrer dans ses murs. C’est limite blasphème et puis je n’ai pas envie de me moquer de lui. Il doit certainement avoir sa petite idée sur la question. Il attendait que je lui dise quelque chose, moi « qui sais tout et qui suis au courant de tout ». Ceci dit, je dois faire attention à ce que je dois dire parce qu’il a des enfants et qu’il me fait confiance. Il risque de tout prendre à la lettre.

Ecoute-moi mon frère : « Dieu est beau et il aime la beauté», mais pas la beauté à tout prix, pas au détriment de l’essentiel. Pour toi comme pour moi, les dépenses pour l’éducation et la santé passent avant l’achat de nouveaux meubles ou de vêtements luxueux, n’est ce pas ? Ensuite, s’il y a bien une religion qui recommande la simplicité dans le rituel c’est bien l’islam. Les mosquées doivent être dépouillées de toute fioriture qui risque de distraire le fidèle dans sa prière. La terre entière est une mosquée, en ce sens qu’on peut prier partout pourvu que l’espace soit propre. Effectivement il y a des mosquées-cathédrales mais c’est surtout pour l’espace et la décoration architecturale qui a atteint des sommets dans l’art islamique. Alors, il y a les rois et les princes qui ont voulu laisser leurs empreintes dans l’histoire et qui ont donc dépensé sans compter pour glorifier Dieu à leurs façons. Mais c’étaient les puissants à qui tout appartenait et qui ne faisaient pas de différence entre leur fortune personnelle et celle du peuple. Mais dans notre cas c’est différent puisqu’on n’a pas de roi. Enfin, pas tout à fait. Ceci dit, je veux bien faire la part des fantasmes. Tu es d’accord avec moi si je te dis qu’il est plus logique d’accélérer les chantiers des logements, des barrages ou des hôpitaux que celui d’une mosquée. Est-ce que tu me suis ?

Donc, comme Dieu bénit chaque fidèle qui participe à l’édification d’une mosquée, les hommes ont cru qu’ils pouvaient s’acheter une conduite en donnant de l’argent, sans se poser la question de savoir si cet argent est propre, disons « halal ». Parce qu’aujourd’hui avec les intégristes, la religion se résume à halal ou haram, yajouz ou layajouz. Code pénal pour analphabètes du religieux. Pour eux c’est plus important d’entrer du pied droit dans la mosquée que de savoir si l’argent versé aux mosquées est propre ou pas.

Je vais te raconter une histoire. J’ai fait la connaissance d’un notaire du côté de Blida. Compétent, bonne tête, très sympathique. Son étude a beaucoup de succès. Nous avons vite sympathisé. Nous avons parlé poésie arabe, civilisation arabe. Un bon érudit et un homme très pieux selon moi, d’après ce que j’ai retenu de nos discussions. Il consacrait tous ses jeudi à suivre le chantier d’une mosquée qu’il finançait entièrement en hommage à son père. Il m’avait proposé de déjeuner au port de Bou-Haroun parce que je lui avais dit que j’aimais beaucoup les sardines. Il n’était pas venu au rendez-vous. Je m’en suis inquiété auprès de ses collègues. On m’a répondu qu’il était en prison pour escroquerie. Je lui aurais donné le bon dieu sans confession, comme on dit. Eh bien moi je pense qu’il était persuadé de faire une bonne action, du moment qu’il se rachetait de ses escroqueries en investissant une part de ses revenus dans le chantier d’une mosquée. Il a dû se dire : d’accord je fais des bêtises, mais je me rattrape. Est-ce que tu me suis ?

Je n’accuse personne. Je dis simplement que l’Algérie a plus besoin aujourd’hui d’hôpitaux, de centres de dialyse, de chimiothérapie, d’écoles et de collèges, de bonnes universités que de grandes mosquées. Elle a plus besoin de maternités et de crèches que de services de gériatrie. N’y vois aucune allusion. C’est l’avis de tout le monde. C’est ce qu’on entend dans les mosquées. Est-ce que tu es d’accord avec moi ?

D’une certaine manière, ceux qui font tout pour glorifier Dieu en grand spectacle, en alertant le quartier, la ville et tout le pays, ont complètement raté leur objectif parce qu’on ne triche pas avec Dieu. Ils le savent d’ailleurs parce que leurs formules rituelles dans leurs discussions font souvent appel à des clichés du genre, « Seul le Dieu le sait » « Dieu m’est témoin » etc…, mais ils oublient que Dieu est réellement omnipotent et qu’il sait tout. Donc ils peuvent tricher avec toi et moi mais pas avec Dieu, tu comprends ? Alors ils sèment le trouble dans l’esprit des gens et créent souvent la zizanie parmi les croyants les plus sincères. Dans les mosquées, on évite d’aborder la question, parce qu’il y règne une atmosphère de suspicion qui n’a pas lieu d’être. La mosquée perd de sa sacralité, le doute s’installe entre les fidèles, on s’épie au lieu de communier, on n’ose pas dire ce qu’on pense, on se retrouve à craindre les murs plus que Dieu. C’est vrai ou pas ? La Oumma se retrouve divisée et la sérénité qu’on est venu chercher disparaît pour laisser place au doute chez les fidèles.

Dans leur silence, ils n’en pensent pas moins. Ils savent que pour les Chinois un chantier est un chantier, que pour chaque projet immobilier on applique un coût qui intègre les commissions, et qu’il faudra bien que quelqu’un touche ces commissions. L’autoroute est-ouest ou la mosquée qibla-qibla, pour eux c’est pareil. C’est dur à avaler mais c’est la réalité. Il y a des gens qui se sucrent sur un chantier de mosquée comme ils l’ont fait pour l’autoroute ou pour Sonatrach ou pour le reste. J’ai l’impression que tu n’es pas d’accord. Pourtant c’est la réalité. Je n’ai pas dit qu’on a décidé de construire cette mosquée pour détourner de l’argent. Je veux dire qu’il y a des gens sans scrupules qui ne voient que leurs intérêts immédiats. Une autoroute ou une mosquée, pour eux c’est pareil.

C’est vrai qu’aujourd’hui il y a une espèce de surenchère entre les hommes politiques. C’est à celui qui se montrera le plus près de la masse des fidèles, quel que soit son passé, quelle que soit sa morale. L’essentiel c’est de s’attirer la sympathie ou la bonne grâce de citoyens incrédules et tranquilles, soucieux de vivre au mieux leur foi et leur quotidien. Savoir que des milliards vont servir à construire la troisième grande mosquée du monde, quand les gens meurent à l’entrée des hôpitaux faute de soins, quand on va se soigner les dents en Tunisie, et que pour un rien on débarque au Val de Grâce, ça fait un peu désordre tu ne crois pas ?

Alors bien sûr, au crépuscule de sa vie, lorsque le sommeil tarde à venir, que l’oreille se fait sourde et la vue floue, que la mémoire vous lâche en même temps que les amis, que tout s’accélère, on se dit forcément qu’il faut essayer de se rattraper, qu’il faut faire quelque chose. Alors on se tourne vers Dieu, parce qu’on sait qu’on va le retrouver bientôt et on essaie de lui dire combien on regrette et combien on aimerait tellement se racheter. On décide de lui offrir le plus grand des temples, comme au temps des divinités, comme au temps des idolâtres, quand l’islam est venu pour y mettre fin. Alors on choisit d’accélérer la cadence pour aller jusqu’au bout de l’offrande pendant qu’on est encore en vie et qu’on peut prendre à témoin la terre entière, en prévision du jugement dernier, qui sait ? Ensuite tout se mélange et on oublie que Dieu sait tout et qu’on ne peut lui raconter de boniments.
Je ne sais pas si tu lis le Coran dans le texte. Je te propose ce verset.

« Il en est qui ont édifié une mosquée par rivalité et par impiété pour semer la discorde entre les croyants et faire de ce lieu le repaire de celui qui, auparavant, avait combattu contre Dieu et Son Prophète. Ce sont ces gens-là qui, aujourd’hui, viennent jurer de toute leur force qu’ils ne voulaient faire que du bien, alors que Dieu est témoin qu’ils ne racontent que des mensonges ». Coran 9/107

Tu es libre de penser ce que tu veux de mes élucubrations. Je voulais simplement te faire partager mon doute sur la sincérité des hommes quels que soient leurs rangs quand, sentant venir la fin, ils continuent à croire à leur puissance au point de laisser d’eux une image terriblement pathétique.
Excuse-moi mon frère. C’est ce que je pense et si tu veux mon avis, si tu es vraiment croyant, prie Dieu pour qu’il accorde sa miséricorde, malgré tout, à tous ces gens même s’ils continuent à nous prendre pour des imbéciles.

Ai-je bien fait de lui dire tout cela? Après tout je ne le connais pas bien et je ne sais pas comment il va réagir. J’ai pourtant pris toutes les précautions pour faire en sorte de l’amener à réfléchir et à ne jamais prendre pour argent comptant ce que les hommes politiques racontent. Y suis-je arrivé ? Je n’en sais rien. J’aurais peut-être réussi à lui apprendre à être moins crédule.

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